Le spectre de l’assèchement des liquidités ne cesse de planer sur le secteur bancaire en Tunisie. Cet assèchement est dû, selon les experts, à une “opération de pompage” menée par l’Etat, afin de répondre à ses besoins de financement, faute d’une croissance économique soutenue.
Le manque de liquidités, lesquelles s’élevaient à 10,708 milliards de dinars le 18 février 2020, selon des données de la Banque centrale de Tunisie (BCT), ne permet pas de fournir des prêts aux opérateurs dans les secteurs économiques, l’agriculture, l’industrie et les consommateurs dans un pays qui compte 42 établissements financiers, et ce malgré les tentatives de la BCT de rassurer les marchés, concernant sa capacité d’injecter des finances dans le marché avec un taux d’intérêt principal de 7,85% actuellement.
Ce taux demeure au-dessus de la capacité des opérateurs économiques, des familles et des individus, si on y ajoute les marges d’intérêt des banques et des établissements financiers qui peuvent atteindre 5% dans certains cas.
Cette situation est imputable, principalement, à la régression du taux d’épargne en Tunisie, qui est passé d’une moyenne de 21% du PIB avant 2010 à 8,2% actuellement, sous l’effet de l’érosion du pouvoir d’achat des citoyens et la dégradation de la situation des entreprises suite à la dépréciation du dinar et la hausse du taux d’inflation déterminé par l’inflation importée ou les coûts à l’import.
La BCT s’est attachée, à travers le resserrement de la politique monétaire, à maîtriser la hausse sans précédent du volume global du refinancement, pour le faire baisser de 15,8 milliards de dinars à fin 2018 à 11,5 milliards de dinars à la fin 2019, sachant que le volume global du refinancement a frôlé les 10,4 milliards de dinars le 29 janvier 2020, selon la note de l’Institut d’émission.
A travers cet article étayé d’états financiers officiels et d’avis d’experts, l’agence TAP tente de dévoiler les dessous de l’apparition de ce spectre d’assèchement bancaire et ses impacts aussi bien sur l’économie nationale que sur les consommateurs.
“L’Etat pompe l’argent des banques”
Le spécialiste en économie politique et développement, Jamel Aouididi, considère que le problème des liquidités s’est amplifié dès lors que la BCT, sous la pression du Fonds monétaire International (FMI), a décidé d’imposer une réduction du taux du remboursement des crédits de 150% des réserves à 120%, dans le but d’intensifier la pression sur le système des crédits afin de créer un équilibre avec les dépôts, selon les normes internationales, notamment les normes de “Bâle”.
Il estime que cette décision n’est pas venue à point nommé, d’autant plus que le besoin se fait sentir actuellement sur l’octroi de crédits suite à la dégradation de la valeur de la monnaie nationale, ce qui demande de fournir plus de liquidités afin de garantir l’importation des produits nécessaires (matières premières destinées à la production et à la consommation).
D’après lui, cette procédure a poussé les banques à réduire la valeur des crédits octroyés auparavant à leurs clients dans les secteurs productifs, d’où le blocage de la roue économique en Tunisie.
Il a ajouté que l’origine de ce spectre revient au changement du statut de la BCT (loi n°35 de l’année 2016), surtout le paragraphe 4 de l’article 25, qui stipule que “la Banque centrale n’est pas autorisée à permettre à la trésorerie de l’Etat d’accéder à la liquidité ou aux crédits à des taux d’intérêt quasiment nuls”.
Le même article stipule que “la BCT ne peut pas accorder à la trésorerie de l’Etat des facilités sous forme des découverts ou de crédits, d’acquérir directement des titres émis par l’Etat”.
Selon les conditions stipulées dans cette loi, cette interdiction ne s’applique pas aux opérations de l’aide financière octroyée par la BCT aux banques et établissements financiers aux capitaux desquels l’Etat contribue directement ou indirectement.
La loi a interdit à la BCT “la souscription aux obligations de la trésorerie publique mais a permis, en revanche, aux banques commerciales d’octroyer ces crédits à la trésorerie publique et de souscrire aux titres émis par l’Etat contre des taux d’intérêt élevés”.
Aouididi a ajouté à l’agence TAP que la BCT fournit désormais des crédits aux banques à un taux d’intérêt de 7,83% (le 18 février 2020). Cette dernière accorde toutefois des crédits à l’Etat à un taux d’intérêt élevé frôlant les 10,9%, selon les données de l’instance gouvernementale qui gère les emprunts obligataires de la trésorerie, en tant qu’outil pour le financement de l’Etat par les banques.
L’expert souligne que ladite loi, perçue comme outil pour la concrétisation de l’indépendance de la BCT, est “un cadeau octroyé aux banques commerciales”.
Et d’ajouter que les banques récoltent d’importants revenus tirés principalement des crédits octroyés à l’Etat soit en devises ou en monnaie locale avec la prise en charge des risques du prix de change par l’Etat, d’où l’accumulation des dettes publiques qui dépassent la barre de 72,7%.
Dans ce sens, l’expert fait observer que les bénéficies des banques publiques et privées se sont fortement accrus. Le secteur bancaire a réalisé un taux de croissance entre 11% et 21% en 2017, alors que le taux de croissance du PIB était aux alentours de 1,8% seulement. Ce qui montre que le secteur bancaire tire son épingle du jeu en gagnant des bénéfices au grand dam des autres secteurs productifs, à l’instar de l’agriculture et l’industrie.
Mais pour lui, le grand risque réside dans le fait que les banques tendent à l’investissement dans les besoins de l’Etat tant au niveau des crédits que de la liquidité financière assurément payés par l’Etat au lieu d’investir dans les secteurs productifs qui exposent les banques aux risques de non remboursement, surtout face à la propagation du phénomène de l’importation anarchique ou de contrebande.
La valeur des montants échangés hors du secteur structuré s’est élevé, en 2019, à 4 milliards de dinars. Ces montants ont été échangés pour la plupart dans les régions frontalières et dans le domaine du tourisme, selon les dires du gouverneur de la BCT, Marouane Abassi, lors d’une séance d’audition à l’ARP, le 25 février 2019.
Il avait estimé que la valeur des crédits octroyés annuellement par les banques et les établissements financiers aux secteurs économiques oscille entre 5 et 6 milliards de dinars et sont inéquitablement répartis entre les secteurs des services, surtout le commerce (importation des voitures et produits électroménagers…) qui détient 23%, alors que la part du secteur agricole ne dépasse pas les 4,2%, dont la moitié a été consacrée aux équipements agricoles et des primes directes pour les agriculteurs productifs.
L’Etat concurrence les secteurs productifs
Pour l’expert et universitaire Ridha Chkandali, “en empruntant régulièrement auprès des banques, l’Etat est devenu un concurrent pour les secteurs productifs”. Or, observe-t-il, les banques sont appelées aujourd’hui à orienter leurs crédits vers le financement des projets d’investissement.
“Le recours de l’Etat aux emprunts bancaires porte préjudice à l’économie nationale, d’autant que ces financements ne sont pas orientés vers les secteurs économiques”, explique-t-il.
Lire aussi: Ridha Chkandali : Sans consommation, pas de croissance économique!
Concernant les crédits en devises accordés par les institutions financières à l’Etat, il a fait remarquer que ces devises proviennent des dépôts placés par les Tunisiens à l’étranger, s’interrogeant au passage sur la capacité de l’Etat à rembourser ces prêts en devises.
“Les réserves en devises d’un pays demeurent tributaires de l’amélioration de ses exportations, de l’investissement étranger et de la croissance économique”, indique-t-il.
La faiblesse de l’épargne met les banques dans une pénurie durable de liquidités
S’agissant de la baisse du niveau des liquidités des banques, elle est due, selon l’expert économique Mohsen Hassen, à plusieurs facteurs, dont la politique monétaire traditionnelle adoptée par la BCT qui a procédé à l’augmentation du taux directeur à trois reprises.
A cet égard, la faiblesse continue de l’épargne nationale (moins de 9% du PIB actuellement, contre 21% en 2010) met les banques tunisiennes face un danger sérieux de manque de liquidités et d’incapacité à financer aussi bien l’investissement que la consommation, précise Hassen à l’Agence TAP.
Le manque de liquidités est évalué à partir de l’intervention quotidienne de la Banque centrale, laquelle a atteint l’année dernière 16 milliards de dollars, ainsi que par rapport à la capacité des banques à financer l’investissement.
Alors quelles solutions?
Pour faire face à cette situation, Mohsen Hassen appelle à l’adoption de politiques favorisant l’épargne des citoyens et des entreprises, au renforcement des capacités des banques à mobiliser l’épargne à travers des moyens logistiques et des produits bancaires, ainsi qu’à la réduction de l’économie parallèle et le système bancaire parallèle.
Il faut avoir une politique claire dans ce domaine à travers l’adoption de la loi d’amnistie sur les délits de changes et l’autorisation de l’ouverture de comptes en devises aussi bien pour les Tunisiens que pour les étrangers.
Parmi les solutions pour consolider les liquidités du secteur bancaire, l’expert recommande l’adoption d’un taux d’intérêt susceptible d’encourager l’épargne bancaire et l’octroi d’avantages fiscaux aux épargnants (épargne logement, études, investissement), estimant que le renforcement des systèmes d’assurances-vie et l’encouragement des fonds de retraite à s’orienter vers l’investissement sont à même de développer l’épargne, notamment celle à long terme.