Dans la première partie de l’entretien avec Fayçal Derbel, expert-comptable, député membre de la Commission des finances à l’ARP et ancien membre du Conseil d’administration de l’IACE, il a été question de l’assainissement du climat d’affaires pour une plus grande sérénité, de l’allègement de l’arsenal légal et de la mise d’un terme à la chasse aux sorcières des opérateurs privés qui vivent sous la menace de fausses accusations et de délations.
Dans cette partie, nous revenons sur l’armada des lois et sur nos attentes pour ce qui est de 2020.
WMC : Vous aviez parlé, dans la première partie de cet entretien, d’une législation de façade. Quelles sont ses conséquences sur la réalité économique ?
Fayçal Derbel : Nous avons une panoplie de lois qui ne sont malheureusement pas appliquées. Nous avons aussi des décrets d’application de certaines lois qui ne sont pas encore publiés. A titre d’exemple, le décret censé organiser l’instance qui va regrouper les directions de recouvrement, de la comptabilité publique. Cela engendre une perte de temps et un gâchis énorme.
Nous avons annoncé les difficultés économiques de l’année 2020, dont une saison agricole difficile et de possibles retombées sur la saison touristique parce qu’il se pourrait que les lobbys des tours opérateurs ne continuent pas à soutenir la Tunisie après le départ de René Trabelsi du ministère de Tourisme.
Il y a aussi les risques d’une crise qui se profile dans le secteur du bâtiment et de la promotion immobilière. Ce secteur continue à souffrir de difficultés énormes car lourdement et fortement taxé par des droits d’enregistrement très élevés et par une TVA qui le frappe à tous les niveaux pouvant atteindre les 30% de la valeur du bien.
Cela ne se trouve dans aucun pays au monde. Le pire est qu’il n’y a aucune mesure prise par le gouvernement pour alléger cette pression fiscale sur le secteur parce que malheureusement les responsables montrent beaucoup de résistance.
Nous avions d’ailleurs appelé les artisans de la loi des finances à réviser certaines lois et à décréter une amnistie de deux ou trois ans pour nous aider à relancer le secteur. C’est un refus net que nous avons essuyé.
Aujourd’hui, les promoteurs sont bloqués, mais pas seulement eux, d’autres secteurs d’activités connaissent des difficultés, le BTP et toutes les activités annexes comme la plomberie, la menuiserie, les sanitaires et autres. C’est un raz de marée qui peut atteindre le secteur financier et en prime celui du leasing qui souffre aussi du non remboursement des promoteurs immobiliers.
Cela nous renvoie à une phase noire de l’histoire de l’immobilier dans le monde, celle de 2008.
Et pourquoi est-ce que vous ne prenez pas, en tant que législateurs, l’initiative d’une loi visant le sauvetage de ce secteur ?
Pour le moment nous nous contentons de tirer la sonnette d’alarme car nos propositions de loi passent après celles du président de la République et du pouvoir exécutif. Avec la panoplie de lois qui attendent d’être adoptées, nous risquons de voir passer les cinq années de notre mandat électoral. L’idéal serait que le ministère des Finances résolve ce problème ; seulement avec ce ministère, on vous répond par la négative avant même d’avoir entendu la question ou étudié la proposition.
Ce qui est malheureux est qu’il y a beaucoup d’entreprises des travaux publics qui n’ont pas été payées par l’Etat. Elles vivent par conséquent d’énormes difficultés ; et vu que les banques ne peuvent plus assumer les découverts ni régler les chèques des créanciers, elles risquent la faillite.
Je connais un entrepreneur à qui l’Etat doit plus de 60 millions de dinars, il m’a dit que s’il avait de la trésorerie cela n’aurait pas posé de problèmes, mais même son banquier refuse de payer son déficit tout en facturant les agios. La situation est extrêmement compliquée et alarmante.
Qu’en est-il des finances publiques ?
En réalité, nous avons intérêt à faire un véritable audit des finances publiques. Attention, je n’accuse personne, je dis toujours que nos finances publiques sont gérées de mains de maître. Mais avec tout le respect que je dois à nos responsables, il se peut qu’il y ait des choix et des décisions erronées ou des fautes commises dans les enregistrements comptables, ou encore des méthodes inadaptées, sachant que le système que nous appliquons aujourd’hui laisse une large marge de manœuvre en matière d’interprétation. De telle sorte que vous pouvez, de manière légale et conforme aux textes, avoir un déficit budgétaire. Il n’y a pas de normes précises, il n’y a pas de règles, il n’y a pas de standard en matière de comptabilité publique qui nous lient pour qu’il n’y ait pas de possibilité de lissage. Du coup, les possibilités de lissage sont énormes. Il suffit de reporter le paiement d’une dépense au premier janvier pour faire baisser le déficit budgétaire ; il suffit au lieu de décaisser le 31 décembre y procéder le 2 janvier, du coup on fait baisser le déficit budgétaire ce qui est faux parce qu’il est basé sur le décaissement alors que normalement il doit être basé sur la consommation des biens et des services et sur des équations économiques concrètes et pas des hypothèses.
Pourtant en 2010 il y a eu une réduction du déficit budgétaire sans que cela porte atteinte aux fondamentaux économiques !
C’est là où vous vous trompez. En 2010, on a essayé par tous les moyens de faire baisser le déficit budgétaire qui était de 3% -ce qui est conforme aux normes de Maëstricht pour les Européens-, à 1%. On a réussi, mais cela a été suivi de la révolution. Pourquoi ? Parce que la compression du déficit budgétaire a été faite par l’augmentation des impôts et a eu pour conséquence une baisse des investissements et surtout de développement dans les régions.
Et pourtant il y avait des dizaines de centaines de milliards dans les coffres de la BCT. Pourquoi ne pas avoir utilisé cet argent, qui englobe les sommes faramineuses issues de la cession 35% de part Tunisie Telecom et la vente de licence à Tunisiana, pour les injecter dans des projets d’investissement et surtout de développement ? Eh bien on nous refait aujourd’hui le même scénario : on veut baisser le déficit à 2% en 2021. Pourquoi 2% alors que l’accord de Maëstricht autorise 3% ? Pourquoi être plus royaliste que le roi, alors qu’on est étranglé sur le plan économique ? Pourquoi pas avoir un déficit budgétaire de 4% car le plus grave n’est pas le déficit mais la non création de richesses ?
Il s’agit du PIB. Nous avons en Tunisie un potentiel de croissance de 4,5 à 5% qui est à notre portée, je ne parle pas de 14 ou 15% de croissance. Je parle de ce qui est possible. Nous les réalisions avant. Nous sommes aujourd’hui, au tiers de notre croissance (1,5%). Il y a un grand potentiel, mais faut-il savoir faire l’exploiter convenablement pour avoir les résultats escomptées.
A cause de la pression fiscale, nous bloquons l’investissement et par voie de conséquence la création de richesses. Il faut redonner confiance aux investisseurs, assainir le climat d’affaires et encourager l’entrepreneuriat.
Dans la communauté d’affaires, il y a un sentiment de frustration, de dégoût et de déprime. Les hommes d’affaires sont complètement désenchantés, chaque homme d’affaires est une bombe qui peut exploser à n’importe quel moment, il peut tout arrêter, fermer ses usines et continuer à vivre convenablement avec ses enfants et jusqu’à ses petits-enfants. Celui qui paiera le prix fort est le salarié, c’est aussi la Tunisie, c’est l’environnement général macroéconomique, social, etc.
Il faut cesser de diaboliser les hommes d’affaires. Le terme le plus utilisé depuis 2011 jusqu’à maintenant est la lutte contre la corruption «Al Fessed», et cela ne l’a pour autant pas diminuée, au contraire, elle a été généralisée.
Il faut protéger les créateurs de richesses, c’est urgent. Il faut également prendre les décisions les plus appropriées pour la relance économique et cela doit se faire avant le mois du ramadan. Si la confiance revient, s’il y a plus de sérénité, si les prix cessent leur folles augmentations, si le pouvoir d’achat s’améliore, s’il y a moins de braquages et plus de sécurité, nous pourrons sauver la donne. Sinon qui sait ce qui peut advenir de notre pays.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali
Lire la 1ère partie: Fayçal Derbel : Notre législation est une législation de façade (1/2)