Dans cette interview, Karim Belkaha, professeur d’université, fait le tour complet de la question du Coronavirus, porte un regard critique sur les mesures prises par le gouvernement, mais également quelques éclairages et ses appréhensions par rapport à cette pandémie. Entretien
WMC: Le coronavirus, quel crash test périlleux !Il éprouve la résilience de l’économie. N’est-ce pas que l’aide de l’Etat devient un impératif inévitable ?
Karim Belkahla: Avant de commencer à parler d’économie, j’aimerais dire deux mots sur la gestion de la crise. Nous avons droit, tous les jours, à un décompte du nombre de victimes. Mais je n’ai pas eu l’impression d’une grande transparence sur les moyens alloués, la stratégie que le gouvernement a préparé et la feuille de route de gestion de la crise.
Nous avons droit, dans une démocratie, à plus de transparence sur ces volets. Cette opacité et ce sentiment d’improvisation au jour le jour, ne nourrira ni la confiance ni la sérénité. Il est urgent que le ministère dise avec précision quelles décisions il a prises et il compte prendre, quels sont les moyens disponibles et qu’il compte mobiliser.
La crise ne sera pas que sanitaire. Toutes les intelligences de ce pays doivent être mobilisées. Nous proposons la mise en place de plusieurs cellules nationales, sectorielles et régionales pour :
1- La sécurité, la disponibilité, la mobilisation et les conditions de vie et d’action du personnel médical, paramédical et administratif.
2- Le suivi des données, des évolutions et des expériences internationales (Benchmarkings)
3- Le suivi des données épidémiologiques tunisiennes et la connaissance/détection/surveillance des porteurs du virus et des personnes à risque.
4- La sécurité, l’organisation et le suivie des conditions du confinement sur tous les plans (sécurité des bâtiments sanitaires, respect du confinement, approvisionnements, sécurité, etc.).
5- L’offre de santé et l’organisation, la préparation, les moyens et la logistique en faveur du système de santé.
6- Le suivi de la situation économique et sociale dans le pays.
7- L’information du public, les applications Web, les réseaux sociaux et usage des IT.
8- La planification, prévision, prospective et construction de scénarios (propositions sur un horizon de 2 mois, 4 mois et 6 mois).
En plus, et au niveau de chaque ministère et de chaque région, il faudrait également au moins deux cellules: une qui travaille sur les urgences, le quotidien et l’immédiat, l’autre qui prépare les scénarios et les actions pour les semaines qui suivent.
Toute cette architecture devra partager toutes ses informations et travailler en réseau sous l’autorité de la Commission nationale de crise.
La bataille n’est pas seulement celle d’un ministère, ni du gouvernement. La bataille n’est pas non plus sanitaire ou purement technique. Il faudrait très rapidement s’organiser pour tirer le meilleur de tout le monde. Y compris des médias.
Pour revenir à la résilience de l’économie. Oui ! Tout à fait. C’est la grosse question que tout le monde se pose. Mais il faudrait également penser à la résilience de l’ensemble de notre société.
Notre système de santé est aujourd’hui appelé à défendre les Tunisiens, la société, l’économie, la Tunisie. Mais notre système de santé ne survivra pas à une crise aiguë de l’Etat. Il faut tenir les deux bouts.
Le confinement sauvera des vies non seulement parce que moins de personnes seront contaminées, mais surtout parce qu’il donnera un peu d’oxygène à notre système de santé.
Mais, comme je l’ai écris ailleurs, un Etat affaibli ne pourra pas tenir tout un pays en apnée pendant très longtemps. Au-delà de 5 ou 6 semaines de confinement, cela reviendrait à «tuer le malade pour le sauver».
Dès aujourd’hui, il faudrait commencer à penser et à préparer l’après confinement. C’est extrêmement urgent que de définir une feuille de route sur 2, 4 et 6 mois. Préparer minutieusement tout ce qui sera fait dès aujourd’hui. Cela va de la constitution de stocks à la redéfinition ou la réingénierie de tous nos processus de vie (travail, éducation, transport, loisirs, culture, santé, etc.).
Préparer dès aujourd’hui toutes les décisions qui vont être prises en prenant pour hypothèse le pire des scénarios.
Réussir le confinement et préparer minutieusement et rapidement l’après confinement, ce sont les urgences du moment.
Ensuite on aura le temps et le loisir de disserter. En France, le président Emmanuel Macron a remis en scelle l’État-providence. Une notion qu’on croyait dépassée et d’un autre âge. En Chine, c’est l’Etat techno-autoritaire qui a arrêté, du moins pour l’instant, le virus.
Un rebond de l’épidémie –qui, habituellement, est encore plus violent que la première crise- est envisageable. Mais pour l’instant, le vieux argument des dictateurs, où il faudrait renoncer à sa liberté, pour réaliser sa sécurité est confirmé par le virus.
Triste constat pour un pays comme la Tunisie, qui fait encore son apprentissage de la démocratie. Si je parle de tout cela c’est pour dire que ce n’est pas uniquement l’aide de l’Etat qui est sollicitée.
Mais c’est toute la façon de penser l’Etat qui est questionnée. L’Etat doit aider tout de suite, mais la crise est multidimensionnelle, profonde. Je ne vous cache pas que je crains le pire.
Et le pire c’est un Etat en faillite, une situation qui conduirait soit à l’anarchie soit à un retour à la dictature.
L’une de ces options pouvant faire le lit de l’autre. Je suis peut-être pessimiste. Mais qui aurait pu imaginer, il y a quelques semaines, ce que nous vivons aujourd’hui.
Le gouvernement a pris ses responsabilités et a mis sur pied un plan d’intervention. Quel regard portez-vous sur les principales mesures de ce plan ?
Le gouvernement fait ce qu’il peut. Il est dans une situation incroyablement compliquée.
Les ministres n’ont pas encore fait le tour de leurs ministères qu’ils se retrouvent en guerre. Beaucoup d’entre eux manquent d’expérience.
Ils doivent prendre des décisions rapides, ne pas hésiter. Ils doivent également assumer les errements des gouvernements précédents.
Nous avons perdu beaucoup trop de temps en marchandages politiques. L’héritage est lourd. Faut-il rappeler l’état catastrophique de notre santé publique ?
Cela fait quelques années que nos médecins et nos hôpitaux appellent à l’aide. Aujourd’hui on leur demande d’être sur le front pour une guerre d’usure. Ce système de santé sera-t-il suffisamment épaulé par l’Etat ? Par la société ?
Je préfère ne pas y répondre. Mais si ce système s’effondre, c’est au moins toute la classe politique qui coulera avec lui. La résilience de la société c’est notamment la capacité des plus faibles à s’adapter.
Un «contrat social» entre des personnes (notamment des jeunes) qui n’ont plus grand chose à perdre, et d’autres qui ne veulent rien perdre, voire qui voient en la crise une opportunité pour gagner encore plus, ne sera pas tenable
Si le virus «touche toutes les classes sociales sans distinction», l’Etat devra quand même donner des signaux forts de soutien aux plus faibles et aux plus démunis. Mais je n’ai pas très bien entendu les engagements de nos patrons et de notre centrale ouvrière.
Toutes les structures nationales et pas que le gouvernement devraient se préparer, s’exprimer et dire leurs engagements pour sauver le pays du tsunami sanitaire et de la crise économique et sociale qui se profile à l’horizon.
On parle d’une enveloppe globale de 2,5 milliards de dinars pour financer le plan de sauvetage de l’économie. Au vu de l’état des finances publiques, comment l’Etat peut-il réunir ces fonds ?
Pour sauver l’économie, il faudra tout de suite sauver notre système de santé. Si celui-ci s’effondre, on n’aura même plus nos yeux pour pleurer notre économie.
Mais si on veut s’arrêter sur les aspects comptables ou strictement budgétaires, on peut dire que sur les 2,5 milliards de dinars, il y aura 500 MDT de garanties de l’Etat. Donc le besoin réel est de 2 milliards de dinars qui vont venir grever le déficit budgétaire de 3,8 milliards de dinars, prévu pour 2020. Comme dépenses urgentes, l’Etat n’avait budgétisé que 767 MDT.
L’année 2020 a également été annoncée comme une année exceptionnelle puisque le service de la dette devait atteindre un record de près de 12 milliards de dinars. Sans parler du déficit de certaines entreprises publiques qui devrait lui aussi exploser. Vous voyez que les chiffres des dépenses sont lourds de conséquences
Du côté des recettes, si la chute du prix du pétrole se poursuit et si nous arrivons à en profiter pleinement, cela devrait rapporter près de 800 MDT aux caisses de l’Etat.
Aujourd’hui, le ministre des Finances a déclaré que le FMI débloquerait quelque chose comme 1,1 milliard de dinars dans le cadre d’un nouveau programme.
Vraisemblablement, l’Etat sera obligé de grignoter sur les 6,9 milliards de dinars de dépenses de développement prévus dans le budget 2020.
Très vraisemblablement également, l’Etat aura beaucoup de mal à trouver les 32 milliards de dinars de recettes fiscales projetées. S’il va sur le marché, il ne rendra pas forcément service aux entreprises qu’il dit vouloir aider.
Par cette enveloppe, l’Etat tunisien veut limiter les dégâts. L’ambition de relancer l’économie attendra. Plusieurs questions restent en suspens. Les 2,5 milliards de dinars suffiront-ils ? Personne ne peut vraiment le dire. Tout dépendra de l’étendue et de la durée de la crise.
L’Etat tunisien pourra-t-il trouver les 2,5 milliards de dinars ? Oui certainement, au prix d’une nouvelle loi de finance (complémentaire ou rectificative) et d’ajustements internes et externes. Les 2,5 milliards de dinars seront-ils suffisants pour garder le cap des 2,7 points de croissance prévus pour 2020?
Très franchement, je pense que non. Pour plusieurs raisons : tout d’abord, la crise est mondiale, nos principaux partenaires européens parlent déjà de récession.
Ensuite, la crise arrive à un très mauvais moment de l’année et il n’est pas certain que les entreprises déjà fragilisées par plusieurs années de crise puissent se redresser.
Au vu de la situation actuelle, le triple objectif de ne laisser aucun tunisien de côté, de ne perdre aucun emploi et de ne perdre aucune entreprise est très ambitieux.
Le système productif capte toutes les mesures d’aide. Le système bancaire et le système financier, doivent-ils, à leur tour, être pris en mains ?
Les banques tunisiennes ont réalisé des bénéfices en décalage avec l’état réel de l’économie. La question qui mérite d’être posée est celle de la politique monétaire qui devrait accompagner les efforts budgétaires.
L’Etat se propose de bonifier les taux de crédit pour les PME. Très vraisemblablement, l’Etat va encore emprunter aux banques. Avec la revalorisation de certaines immobilisations, ces banques se porteront encore mieux.
Pendant ce temps, la banque centrale accepte de faire une petite concession sur le taux directeur.
Plusieurs voix se sont élevées et ne manqueront pas de s’élever pour critiquer ce luxe d’une banque centrale indépendante qui prive l’Etat du contrôle absolu de sa politique monétaire.
En ce qui me concerne, je pense que l’indépendance de la Banque centrale n’est pas une fin en soi. Mais elle n’est pas non plus un mal absolu. Tout dépend du contexte institutionnel.
Je propose qu’à l’image de la FED, la Banque centrale tunisienne ait pour objectif non seulement la stabilité des prix, mais également la création de l’emploi.
Cela permet de limiter la déconnexion entre le monde des institutions financières et celui de l’économie réelle, créatrice d’emplois.
Quels sont les risques pour le cours du Dinar, de même que pour les réserves de change du pays ?
La crise est mondiale. L’euro sera défendu par l’Allemagne mais toute la zone euro n’inspire plus confiance. Jusqu’à la crise du COVID, l’économie américaine se portait relativement bien. Si Trump est réélu, le dollar pourrait alors continuer à jouer le rôle de monnaie refuge. Les recettes touristiques tunisiennes vont baisser, nos exportations vers l’Europe également. Le résultat n’est pas difficile à imaginer. Mais je ne veux pas m’avancer plus que cela.
Si la crise du COVID-19 devait nous apprendre quelque chose, ce serait de se méfier de nos prévisions.
Propos recueillis par Ali Abdessalam