En situation de stress, nécessité fait loi. C’est à l’Etat, agissant en Grand Arbitre, de trouver l’argent nécessaire au financement des plans sanitaires et socio-économiques, dit en substance, Sami Zaoui.
WMC: Le confinement met les entreprises et l’économie au ralenti. Selon vous, le plan de lutte contre la crise du gouvernement Fakhfakh satisfait-il aux attentes du moment ?
Sami Zaoui : Après avoir agi sur le plan sanitaire, à travers un train de mesures concrètes, la réponse du gouvernement s’est rapidement portée sur le plan économique et social, et ce en deux temps : d’abord, à travers une déclaration d’intention, afin de rassurer, et ensuite à travers des décisions concrètes.
Ces décisions peuvent être lues sous plusieurs angles : entreprises / particuliers, secteur organisé / secteur informel, activité essentielle / activité qui ne l’est pas…
Il y a clairement une volonté d’éviter la panne sèche de liquidités, car la définition de la faillite est simple
L’objet de cet échange n’est pas de lister ces mesures mais d’apporter un regard critique aux mesures prises par les pouvoirs publics.
Il y a clairement une volonté d’éviter la panne sèche de liquidités, car la définition de la faillite est simple et à la portée de tout le monde : est déclarée en faillite une entreprise qui n’est pas en mesure d’honorer ses dettes exigibles, ses dettes à très court terme.
Donc, vis-à-vis des entreprises du secteur organisé, vis-à-vis des salariés « déclarés », les réponses des pouvoirs publics constituent de bonnes nouvelles. Je vous vois réagir au terme «salariés déclarés». Seul un salarié déclaré pourra bénéficier des mesures de chômage technique ou encore de l’obligation qu’aura l’entreprise de maintenir sa rémunération.
Qu’en est-il de ces milliers de salariés qui, au vu et au su de tout le monde, ont jusque-là travaillé sans statut officiel
C’est là que se situe la limite du «plan de secours gouvernemental», si j’ose l’appeler ainsi. Qu’en est-il du “vendeur à la sauvette”, sachant que le terme n’est pas du tout péjoratif ? Qu’en est-il de ces milliers de salariés qui, au vu et au su de tout le monde, ont jusque-là travaillé sans statut officiel ? Je pense notamment aux salariés des cafés et des restaurants, pour ne citer qu’eux.
Le plan d’action gouvernemental, bien que présentant de nombreux éléments positifs, devrait donc être plus inclusif.
Avec les aides extérieures, lesquelles totalisent 650 millions d’euros, l’Etat ne manquerait pas, a priori, de ressources pour financer son plan ?
Dans les temps qui courent, il faut se méfier des chiffres qui circulent. Non pas qu’ils soient mensongers, mais la confusion est vite faite entre euros et dinars, dons et prêts, nouvelle dotation et réallocation de montants.
J’aurais envie de répondre par une pirouette. C’est à l’Etat de trouver l’argent nécessaire.
Si l’Etat estime qu’il doit déployer tel plan sanitaire ou tel plan économique et social, qu’il le fasse !
Je m’explique. Qu’attendons-nous de l’Etat, sur le plan conceptuel ? Qu’il agisse en Grand Arbitre, et ce dans cet espace géographique et virtuel qu’est la Tunisie, espace qui regroupe les 11 millions de Tunisiens. Si l’Etat estime qu’il doit déployer tel plan sanitaire ou tel plan économique et social, qu’il le fasse !
Bien entendu qu’il faut financer cela. Là aussi, au gouvernement d’agir, sous le contrôle de l’ARP et dans le cadre des larges prérogatives qu’il a, pour revoir les priorités et les prévisions de dépenses et les réallouer en fonction de l’urgence du moment.
Le système bancaire, pour sa part, reste actif en soutien à l’économie. Cela l’exposerait-il à son tour ?
C’est un point majeur. Sur ce plan, le risque systémique doit être bien monitoré. L’une des craintes que l’on peut avoir est liée au financement des entreprises publiques, entreprises dont les modèles économiques se sont effondrés pour la plupart d’entre elles au cours des dernières années.
Nos exportations sont appelées à décélérer. Quels risques sur le cours du dinar tunisien et par-delà sur nos réserves de change ?
Le risque qui pèse sur nos exportations est lié à la demande. Nos marchés d’exportation de biens, principalement l’Europe, vont au-devant d’une crise économique certaine. Ce qui est moins certain est son ampleur. Il est aujourd’hui difficile de la prédire.
On ne peut pas, par ailleurs, ne pas citer un des fleurons de notre économie, le tourisme. Que de chocs en si peu de temps ! Un plan de soutien spécifique doit être mis en œuvre, avec bien entendu l’implication des professionnels du secteur. Mais, car il y a un « mais », que ce plan ait pour ambition de soutenir les entreprises du secteur qui ont eu le mérite au cours des dernières années d’investir, de se moderniser, et non les entreprises moribondes, qui sont pour certaines d’entre elles à l’affût d’un supplément de subventions.
La crise sanitaire a révélé l’état de délabrement de notre système de santé. Ne faut-il pas donner la priorité, à l’avenir, à la réhabilitation du service public?
Je peux vous dire que ce débat n’est pas que tunisien, il est aujourd’hui présent dans de si nombreux pays. C’est un choix de société, avec un choix entre un modèle très libéral, dans lequel la santé publique est minimale, et un autre plus social.
je n’arrive pas à imaginer comment la Tunisie pourrait abandonner le secteur de la santé publique.
Pour ma part, je n’arrive pas à imaginer comment la Tunisie pourrait abandonner le secteur de la santé publique. On nous rétorque que l’Etat n’a pas les moyens de maintenir ce système. Je n’en suis pas convaincu. Avant de réfléchir aux moyens supplémentaires à déployer, demandons-nous si l’Etat a mis en œuvre ce qui est déjà à sa portée : plus de discipline, moins de permissivité contre les vols et autres abus, réflexion sur l’hôpital de demain, législation sur la télémédecine, digitalisation « à outrance », revalorisation des carrières, politique accrue de prévention…
Dans une note prospective, Jacques Attali évoquait l’émergence d’un nouvel ordre social. Le télétravail s’imposerait-il comme une option forte à l’avenir ?
Oui, probablement, mais ce ne sera qu’une composante parmi tant d’autres. D’abord, parce que peu d’activités s’y prêtent, ensuite parce que cela signifierait que les « télétravailleurs » seraient confinés toute l’année. Quelle horreur !
La crise systémique du coronavirus a été un redoutable crash test pour les échanges internationaux. L’initiative du G20 pour mobiliser 5 000 milliards de dollars US préviendrait-elle l’effondrement de l’économie mondiale ?
Elle a au moins le mérite d’envoyer un message rassurant : “nous, dirigeants du monde, sommes conscients de la gravité de la situation et prenons les mesures de sauvegarde et de relance adéquates”.
Ceci étant dit, je ne peux m’empêcher de faire quelques commentaires : d’abord, méfions-nous des chiffres et des effets d’annonce, ensuite espérons que les personnes vulnérables, au sens large du terme, ne seront pas oubliées, enfin gardons espoir qu’il existera une réelle solidarité des pays riches envers les moins riches.
Propos recueillis par Ali Abdessalam