C’est un phénomène qui persiste, depuis une décennie, et qui a tout l’air de devenir une malheureuse tradition. Les premiers responsables du pays ont cette fâcheuse tendance à poser, en public, des problématiques graves, le plus souvent aux relents scissionnistes alors que, de par leur fonction, ils sont les premiers habilités à leur apporter les meilleures réponses.
L’exemple de deux présidents de la République et de deux gouverneurs de la Banque centrale de Tunisie méritent qu’on s’y attarde.
Actualité oblige, nous consacrerons ce premier article à la question posée par l’actuel président de la République, Kaïs Saïed, sur le suivi d’une ancienne proposition qu’il avait faite, il y a huit ans. Celle-ci consistait à obliger les hommes d’affaires impliqués dans des affaires de malversations du temps de Ben Ali, et dont les biens ont été confisqués, à investir dans les régions défavorisées.
Au commencement, une disparition énigmatique du dossier
Lors de son discours prononcé le 31 mars 2020, en marge de la réunion du Conseil de la sécurité nationale (CSN) consacrée aux conséquences du coronavirus sur le pays, le chef de l’Etat s’est interrogé sur ce que sont devenus les 10 milliards de dinars que 460 hommes d’affaires, retenus en 2012 comme corrompus au temps de l’ère Ben Ali, devaient verser aux caisses de l’Etat.
Pour mémoire, les hommes d’affaires listés s’étaient engagés, à l’époque, à financer, chacun dans son champ d’activités, des projets de développement dans les régions de l’intérieur du pays.
Pour donner une base juridique acceptable à ce compromis, l’Assemblée nationale constituante (ANC) et le ministère des Finances de l’époque avaient été chargés d’assurer le suivi et le traitement dudit dossier. A savoir l’ANC pour «la mise au point d’un cadre juridique légal» et le ministère des Finances pour «les aspects techniques et financiers».
Malheureusement, le dossier devait brusquement disparaître sans qu’aucune structure ne s’interroge sur l’endroit où il a pu atterrir.
C’est ce dossier-là que Kaïs Saîed a dépoussiéré, aujourd’hui, et demandé des éclaircissements sur son parcours et aboutissement.
L’enjeu est énorme puisqu’il s’agit de la coquette somme de 10 milliards de dinars, presque l’équivalent du montant des ressources
d’emprunt que la Tunisie devrait mobiliser à l’étranger pour boucler le schéma de financement de sont budget de 2020.
Concrètement, le chef de l’État a appelé à une amnistie pénale avec les personnes impliquées dans la corruption au temps de Ben Ali afin de pouvoir récupérer l’argent du peuple. «Cette opération doit être supervisée par une commission chargée de redistribuer cet argent au profit des régions de Tunisie, notamment les plus défavorisées», a-t-il-dit.
Le dossier aurait été récupéré par Ennahdha
Nous pensons que la réponse à cette problématique devraient être à la portée de Kaïs Saïed. Ainsi, il aurait pu demander au chef du gouvernement, Elyès Fakhfakh, qu’il a lui-même nommé -et qui était, à l’époque de la Troïka, ministre des Finances-, de lui fournir un rapport sur la traçabilité de ces fonds et de délimiter la responsabilité de leur non intégration dans les caisses de l’Etat et de leur non affectation à leur objectif initial: celui de contribuer aux régions de l’intérieur.
A la limite, il peut s’en passer puisque l’ancien conseiller politique de l’ancien président de la République, Moncef Marzouki, en l’occurrence Aziz Krichen en a parlé dans son livre «La promesse du printemps».
Dans cet ouvrage, l’auteur, qui était au pif des affaires à l’époque, fait d’importantes révélations sur la disparition du dossier du circuit officiel : «De fait, écrit-il à la page 135, le dossier subitement envolé n’avait pas été perdu pour tout le monde. Il avait été récupéré par la direction du parti Ennahdha qui allait désormais le gérer dans la plus grande opacité et sans le moindre garde-fou institutionnel. Et l’on a vite compris les raisons de détournement. Les dirigeants islamistes se sont livrés à une opération de racket selon les termes suivants: les chefs d’entreprise se voyaient invités à alimenter les caisses du parti en échange de quoi on leur garantissait la cessation des tracasseries à leur égard».
Cette thèse est reprise par l’avocat et activiste politique, Imed Ben Halima.
Réagissant à chaud à l’interrogation de Kaïs Saïed sur le sort des 10 milliards de dinars -flouss zwawala qui ont disparu-, Ben Halima a suggéré au chef de l’Etat «de ne pas toucher aux hommes d’affaires intègres qui ont été déjà rançonnés et rackettés par les partis politiques et qui sont, actuellement, en train de travailler pour créer la richesse». Entendre par-là qu’ils ne doivent pas payer deux fois pour un même motif. Et même s’il doit les cibler, il devrait, selon lui, « se focaliser sur les corrompus et les contrebandiers ».
Ne pas réparer une ancienne injustice par une nouvelle
Il a ajouté que « Saïed, qui est en train de se demander où était passé tout l’argent de l’époque, devrait poser la question à celui qui était assis à sa droite » (NDLR : allusion à Rached Ghannouchi, actuel président de l’Assemblée des représentants du peuple assis à sa droite lors de la réunion du Conseil national de la sécurité nationale), Ben Halima a expliqué qu’Ennhdha a racketté les hommes d’affaires et leur a soutiré d’énormes sommes d’argent.
Ben Hlima conseille, par ailleurs, à Kaïs Saïed de poser la même question à Sihem Ben Sedrine, ex-présidente de l’Instance de vérité et de dignité (IVD) qui aurait exploité également sa fonction pour rançonner les hommes d’affaires.
Trois jours après la réunion du Conseil de sécurité nationale, le président Kaïes Saïed semble avoir bien entendu le conseil de Ben Halima puisqu’il a convoqué le bureau exécutif de la centrale patronale (Utica) pour l’informer que son intention n’était nullement de leur confisquer leurs biens.
Lire cet article: L’UTICA chez Kaïs Saïed, une rencontre de routine sur des sujets inquiétants?
Sa cible serait par élimination le mouvement Ennahdha, particulièrement, son gourou avec lequel les rapports ne sont pas au beau fixe.
A ce sujet, au moment où Kaïs Saïed évoquait ce grave dossier, le caméraman de la télévision publique « Elwataniya 1 », apparemment brieffé et mis au courant auparavant, a fait un zoom sur Rached Ghannouchi. Ce dernier était complètement abattu et déboussolé.
Par-delà tous ces détails, il s’agit d’un autre sale dossier dans lequel se trouve mouillé le parti Ennhdha. Cette fois-ci, c’est le racket des hommes d’affaires.
Suivra la deuxième partie.
Articles en relation: