Monsieur le président de la République,
Monsieur le chef du gouvernement,
Monsieur le président du Conseil Supérieur de la Magistrature,
Monsieur le ministre de l’Intérieur,
Monsieur le ministre des Affaires sociales,
Les organisations signataires de cette lettre ont pour objectif de contribuer aux efforts déployés par l’État tunisien dans la gestion de la crise sanitaire sans précédent causée par le virus COVID-19. C’est dans cette perspective que nous nous adressons à vous aujourd’hui.
Nous sommes pleinement soucieux du risque sanitaire auquel sont exposés quotidiennement le personnel soignant œuvrant dans les hôpitaux et en détention, ainsi que les agents pénitentiaires, les magistrats qui continuent de travailler et les forces de sécurité qui veillent à ce que l’obligation de confinement et le couvre-feu soient respectés dans la mesure du possible.
Nous saluons le travail effectué par le Comité Général des Prisons et de la Réhabilitation et par tous les agents pénitentiaires pour la protection de la population carcérale.
Nous sommes tous conscients que, dans le contexte de surpopulation que nous connaissons, et des possibilités limitées de distanciation sociale entre détenus que celle-ci occasionne, l’irruption du COVID-19 en milieu carcéral engendrerait une catastrophe sanitaire qui dépasserait le seul cadre des prisons.
Nous craignons que les efforts mis en œuvre par l’administration pénitentiaire soient mis en péril par le nombre insuffisant de libérations suite aux grâces présidentielles du 20 et 31 mars 2020, le maintien en détention des détenus préventifs et la poursuite des placements en détention, notamment de personnes arrêtées pour violation du couvre-feu ou de l’obligation de confinement.
Selon les informations à disposition de nos organisations, plus de 1.500 personnes auraient été arrêtées pour ces motifs au cours des 16 derniers jours, et un certain nombre d’entre elles placées en détention.
Nous sommes aussi conscients des difficultés auxquelles sont confrontées les forces de l’ordre dans la mise en œuvre des mesures de restrictions de la liberté de circulation, entreprises pour limiter la propagation du virus.
Nous partageons dans le même temps les préoccupations des citoyens tunisiens et des résidents étrangers, en situation régulière ou non, les plus défavorisés pour lesquels ces mesures ont des conséquences économiques particulièrement préjudiciables.
Nous sommes enfin sensibles aux craintes de l’administration de la justice, relative à la propagation du virus en son sein, qui ont légitimement conduit à un ralentissement de l’activité judiciaire, y compris en matière pénale.
Néanmoins, nous pensons qu’il est du devoir de tous de veiller à ce que ce ralentissement ne se traduise pas par une atteinte disproportionnée aux droits de la défense et aux droits des personnes privées de liberté.
Nous craignons tout particulièrement que le ralentissement de l’activité judiciaire ait pour conséquence la prolongation de détentions préventives et ne résulte en des possibilités limitées pour les avocats de soumettre des demandes de libération de leurs clients.
Confiants que la gestion de la crise sanitaire peut être conciliée avec le respect des droits de l’Homme, nous souhaitons vous faire part des recommandations suivantes :
Concernant la réduction de la population carcérale, nous appelons :
– Monsieur le président de la République à gracier de nouveaux détenus dans les plus brefs délais, en particulier les détenus âgés, souffrant de maladies chroniques ou lourdes, et/ou ne constituant pas un danger pour pour la société.
– Monsieur le président du Conseil Supérieur de la Magistrature à :
• Veiller à ce que le ralentissement de l’activité judiciaire n’entraîne pas de dépassement des délais de détention préventive pour les détenus dont les affaires sont encore au stade de l’instruction,
• Appeler les magistrats à rendre des décisions de libération des détenus s’ils jugent que cette mesure ne constitue pas un danger pour la justice et la sécurité de la société.
• Appeler les magistrats que les détenus préventifs puissent effectuer des demandes de libération auprès des juges d’instruction ou des juges du fond, selon l’état d’avancement de leur dossier, le cas échéant en adaptant les modes de saisine des autorités judiciaires.
– Monsieur le ministre des Affaires sociales à veiller à ce que les détenus nouvellement libérés et en situation de vulnérabilité bénéficient d’un soutien matériel et d’un accompagnement psychosocial afin de faire face à leur nouvelle situation de liberté, ainsi qu’aux contraintes sociales et économiques engendrées par la crise sanitaire.
Concernant la poursuite et la sanction pénale de l’obligation de confinement et du couvre-feu, nous appelons :
– Monsieur le chef du gouvernement à :
• Amender l’article 312 du Code Pénal par un décret-loi afin de déclassifier l’infraction de délit à une contravention passible d’une amende, et/ou la rendre éligible à une peine de travail d’intérêt général conformément à l’article 15bis du Code Pénal
– Monsieur le président du Conseil Supérieur de la Magistrature à :
• Enjoindre aux procureurs de cesser d’ordonner le placement en détention préventive des personnes arrêtées pour violation de l’obligation de confinement ou du couvre-feu, et renvoyer les affaires pour jugement après la levée du confinement ;
• Appeler les procureurs à limiter à 12 heures maximum la durée de garde à vue pour les infractions susmentionnées afin de limiter l’exposition au virus des détenus mais aussi des agents de sécurité.
Nous tenons finalement à vous demander, Monsieur le chef du gouvernement, de veiller à la protection et au soutien des personnes les plus vulnérables pour lesquelles l’obligation de confinement les empêche de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires.
Nous vous demandons de bien vouloir redéfinir les exceptions à l’interdiction générale de déplacement afin de garantir que cette interdiction soit conciliée avec le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant, à garantir et à faciliter le déplacement des acteurs de la société civile qui se rassemblent pour renforcer les efforts fournis par les institutions publiques et des citoyens qui ont des besoins à caractère urgent et qui dépassent les exceptions prescrites dans le décret gouvernemental N°156 de l’année 2020.
Plus généralement, nous vous saurions gré de bien vouloir communiquer auprès du grand public et de façon précise les exceptions prévues à l’obligation de confinement.
Dans ces temps difficiles nous tenons à vous assurer notre soutien et collaboration active dans les efforts fournis par l’État pour limiter la propagation du virus.
Les associations signataires :
– Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux
– Organisation Mondiale Contre La Torture
– Al Bawsla
– Jamaity
– Avocats Sans Frontières
– Solidar Tunisie
– Mobdiun
– Psychologues Du Monde -Tunisie
– Ligue tunisienne des droits de l’homme
– Organisation Contre la Torture en Tunisie
– Association Tunisienne des Jeunes Avocats
– Association Tunisienne de défense des libertés individuelles
– I Watch
– Association des Juristes de Sfax
– Association Beity
– Democratic Transition and Human Rights Support Center
– Association Al-Karama
– Association pour la Promotion du Droit à la Différence
– Damj, l’Association Tunisienne pour la Justice et L’égalité
– Fanni Roghman Anni
– Association Horizon d’Enfance
– Art acquis
– Association No Peace No Justice
– Association Tunisienne de Lutte Contre les MST et le sida
– Association Aswat Nissa
– Association Tunisienne pour les Nations Unies
– Association Tunisienne de Prévention Positive
– Association internationale pour le soutien des prisonniers politiques.