Le secteur du journalisme et de la communication, en Tunisie, peine à aller jusqu’au bout de sa dynamique de refondation et … d’émancipation. N’oublions pas qu’il y va du droit du citoyen à l’information !
En se retrouvant au même rang dans l’Index 2020 de la liberté de la presse, la profession subit les méfaits de ce grippage regrettable. Audit du secteur !
WMC: Reporters sans Frontières (RSF) a récemment publié son classement de la presse mondiale. Comment apprécier l’objectivité de ce baromètre ?
Abdelkrim Hizaoui (*) : Il s’agit d’un « classement mondial pour la liberté de la presse », qui n’est pas parfait mais qui a le mérite d’être transparent et relativement objectif.
Je fais partie du panel des évaluateurs désignés par RSF pour répondre au questionnaire de 16 pages qui sert de base à l’attribution du score qui détermine le classement du pays dans le baromètre annuel de la liberté de la presse.
Le questionnaire est construit sur de nombreux paramètres de performance : pluralisme médiatique, indépendance des médias, respect de la sécurité et de la liberté des journalistes. Chaque question est attachée à six grands indicateurs qui incluent aussi l’environnement et l’autocensure, le cadre légal, le degré de transparence des entreprises médiatiques ainsi que la qualité des infrastructures.
Le septième indicateur est relatif à l’intensité des atteintes à la liberté de la presse, qui se base sur l’observatoire mis en place par RSF pour chacun des 180 pays présents dans le classement.
Le Top Ten du classement est invarié, majoritairement dominé par les pays scandinaves et d’Europe du Nord. La compétition serait-elle définitivement figée ?
C’est vrai que les pays scandinaves se sont durablement installés en tête du classement en tant que meilleurs élèves du baromètre de RSF. C’est un résultat normal au vu du questionnaire d’évaluation déjà mentionné, qui ne se limite pas au seul critère de la marge de liberté et qui englobe les performances en matière de gouvernance des médias, de qualité des médias publics, transparence et équité du marché publicitaire, etc. C’est ce qui explique le bon classement des pays scandinaves qui ont réussi à trouver le bon équilibre entre l’ensemble de ces paramètres.
Au Danemark par exemple, au nom du pluralisme, l’Etat a soutenu la création d’une radio privée conservatrice pour contrebalancer les radios publiques jugées trop libérales, chose inimaginable dans d’autres pays démocratiques.
Le classement englobe, outre la presse, divers autres intervenants. Qu’est-ce qui justifie cet amalgame ? Et cela ne pèse-t-il pas sur la pertinence du classement ?
Le baromètre de RSF tient en effet compte des facteurs structurels qui façonnent l’écosystème médiatique, tels que la répartition transparente et équitable de la publicité publique, la formation des journalistes, l’accès des minorités à l’expression, la liberté syndicale, les conflits d’intérêts au niveau des propriétaires des médias, la garantie du droit d’accès à l’information, la protection des sources d’information du journaliste …
Il est vrai que certaines questions ne se limitent pas à la liberté de la presse et concernent la liberté d’expression des citoyens, notamment les bloggueurs et usagers des réseaux sociaux.
Le classement du pays dépend de sa performance en matière de garantie de la liberté d’expression en général
Le classement du pays dépend donc de sa performance en matière de garantie de la liberté d’expression en général et pas uniquement celle des journalistes.
La dénomination « index de la liberté de la presse » est donc limitative car ce qui est mesuré en fait, c’est la liberté d’expression et de presse.
La Tunisie, pour la deuxième année consécutive, fait du surplace au 72ème rang. Elle arrive 13ème au plan africain. Comment booster la profession pour conquérir plus de champ en matière de liberté ?
Le surplace du classement de la Tunisie n’est pas lié à la marge de liberté qui demeure appréciable, malgré les pressions et attaques en justice pour des délits d’expression.
Ce que reproche RSF à la Tunisie se situe au niveau de la gouvernance publique défaillante pour le secteur de l’information
Ce que reproche RSF à la Tunisie se situe au niveau de la gouvernance publique défaillante pour le secteur de l’information et de la communication.
Les entraves à l’amélioration du classement de la Tunisie sont nombreux : les nouveaux textes juridiques conformes à la Constitution de 2014 n’ont pas été adoptés, la nouvelle structure de régulation de l’audiovisuel n’a pas été créée pour remplacer la HAICA, l’aide de l’Etat à la presse n’a pas été codifiée, le projet Conseil de Presse est gelé … C’est l’ensemble de ces facteurs qui condamne l’industrie des médias à la fragilité et qui est encore handicapant pour la Tunisie.
La presse n’a pas encore définitivement configuré son périmètre professionnel et de régulation. Quel profil de gouvernance privilégiez-vous ?
Cette question nous ramène à l’essentiel, qui est la définition d’une politique publique pour réformer le secteur de l’information et de la communication. Avec l’autodissolution de l’INRIC en juillet 2012, on n’a plus de plateforme nationale pouvant abriter le débat public sur la réforme du secteur.
Lire aussi: Tunisie : La feuille de route de l’INRIC pour sortir les médias de la crise
Les différents gouvernements qui se sont succédé depuis janvier 2012 ont refoulé plus ou moins volontairement la question des médias, le secteur de l’information n’est de la responsabilité d’aucun membre du gouvernement ni d’aucune commission du Parlement, ce qui est un déni de gouvernement contraire à la Constitution.
l’Etat garantit le droit du citoyen à l’information …, ce qui impose à l’Etat une obligation positive (par action et non par abstention)
En effet, l’article 32 de notre Loi fondamentale est on ne peut plus clair en stipulant que « l’Etat garantit le droit du citoyen à l’information … », ce qui impose à l’Etat une obligation positive (par action et non par abstention).
Bref, je défends une implication de l’Etat dans l’appui et la réforme du secteur de l’information en mettant en place une politique publique dédiée et des mécanismes de gouvernance publique conséquents.
Abandonner le secteur à la loi sauvage du marché et à la « gestion parallèle » de conseillers partisans et manipulateurs finira par détruire les acquis de la liberté au nom de la liberté !
La presse papier est en stand-by, pour raison de confinement. La plupart des titres ont basculé vers un format électronique PDF. Est-ce que ça complique le retour à l’impression ?
La décision d’arrêter les rotatives et de suspendre la diffusion des journaux dans les kiosques était aussi nécessaire que dramatique. Pour la première fois, depuis le 23 mars, les journaux ont disparu des étals de nos kiosques, sur recommandation de la Fédération tunisienne des directeurs de journaux.
On peut revenir sur la pertinence de cette décision, sachant que nos voisins italiens ou français ont maintenu la diffusion des journaux en kiosques bien qu’ils soient plus gravement affectés par la pandémie du coronavirus que la Tunisie.
Mon pessimisme quant à un retour à la normale en matière d’impression et de distribution des journaux est justifié par la difficulté à remobiliser les acteurs professionnels d’un secteur déjà en crise.
En effet, les habitudes médiatiques du lectorat connecté sont en train de basculer vers les supports digitaux, qui sont déjà perçus comme l’alternative au support papier et qui offrent des avantages comparatifs séduisants, notamment la gratuité (le plus souvent) et la commodité d’acquisition, sachant que la livraison à domicile des journaux par abonnements est hélas étrangère à nos traditions.
L’essor actuel des services de livraison à domicile pourrait profiter aux journaux qui seraient alors distribués aux lecteurs à leurs domiciles ou bureaux, comme c’est le cas en Allemagne et dans les pays scandinaves. C’est une piste à explorer.
Les webinaires prolifèrnt, à la faveur du confinement, faisant un plus large boulevard à la Webtélé. A l’instar de l’expansion de la téléréalité, la communication n’est-elle pas en train de cannibaliser le journalisme ?
Bien avant les webinaires imposés par le confinement à domicile obligatoire, la communication a élargi son territoire aux dépens du journalisme. On est aujourd’hui envahis par ce qu’on pourrait appeler «le journalisme de communication», résultat du maquillage de la matière communicationnelle en formats journalistiques.
L’autre menace provient du glissement progressif des formats journalistiques vers ceux plus ludiques du divertissement. La pression impitoyable de l’audimat, a en effet obligé les acteurs politiques, par exemple, à migrer des austères émissions de débat vers les plateaux « people » à grande écoute.
Les chaînes publiques sont les mieux placées pour offrir au public des émissions de qualité, sur les questions de société par exemple, sous des formes attractives.
Car ne l’oublions pas, l’essence du journalisme c’est de révéler ce qu’on veut dissimuler, le reste, comme disait George Orwell, n’est que relations publiques.
Propos recueillis par Ali Abdessalam
* Professeur à l’IPSI – Président de Media Development Center –Ex-directeur du CAPJC.