Malversations ? Mauvaise gestion ? L’affaire des 2 millions de masques commandés en vitesse par le ministre de l’Industrie a fait couler beaucoup d’encre damant le pion à la lutte contre le Covid-19 et aux risques sanitaires inhérents à l’absence de port de masques !
Retour à froid sur une affaire qui a défrayé la chronique.
Cette affaire a peut-être le mérite de rappeler aux partis et aux élus qu’être un politique exige un apprentissage des rouages de l’Etat et de l’administration publique dans leurs détails les plus infimes ainsi qu’une capacité d’anticipation des réactions d’une opinion publique versatile, formatée par les discours fiévreux de politiques qui n’ont dans la bouche que la lutte contre la corruption.
Quant à une communication politique et économique digne d’un pays comme le nôtre, il faut oublier ! C’est un art qui n’est pas à la portée de tous et que peinent à maîtriser les partis au pouvoir. Et pourtant, ceux qui sont aujourd’hui aux commandes ont pu convaincre le monde entier de la nécessité de faire tomber le régime Ben Ali rien qu’en parlant !
L’histoire des masques a eu également le mérite de rappeler aux militants anti-corruption que la lutte n’est pas aisée surtout lorsque l’Etat profond est touché par ce mal structurel et lorsque ceux censés faire preuve d’exemplarité sont loin du compte. La Q5 accidentée du ministre du Transport et les nominations gratuites des conseillers en sont les preuves flagrantes.
Une complexité administrative qui rend difficile la prise de décision
Dans le cas présent, le ministre de l’Industrie a agit avec la réactivité du privé face à une situation de crise, passant outre l’article 49 du Décret n° 2014-1039 du 13 mars 2014 portant réglementation des marchés publics, lequel, dans son alinéa 2, stipule : « Les commandes ne pouvant être réalisées par voie d’appel à la concurrence par appel d’offres pour des motifs de sûreté publique et de défense nationale ou lorsque l’intérêt supérieur du pays l’exige ou dans les cas d’urgence impérieuse qui correspondent à des circonstances naturelles difficilement prévisibles ».
Peut-on lui reprocher une décision trop rapide? Oui, car dans son souci de bien faire et sans mettre aucunement sa bonne foi en doute, il a estimé que l’article 15 (*) de la Constitution suffisait pour justifier sa promptitude à agir et à transcender la réglementation en vigueur. Un article dans lequel il est spécifié que l’intérêt général doit prévaloir sur tout le reste. Mais nous ne sommes pas aux USA. Dans notre pays, à partir du moment où des dépenses publiques sont engagées, la décision doit être collégiale.
Le député d’Al Badil aurait-il accepté de se soumettre aux directives du ministre s’il avait su que ce marché, dans lequel il perdait 3,6 millions de dinars de son chiffre d’affaires, pouvait susciter un tel tollé ? Peut-être bien que non.
Les deux hommes occupent des postes politiques sans savoir si l’on peut dire rouler leur bosse dans les méandres de l’administration publique. La tâche n’est pas des plus aisées, et il y a même risque à ce que ce soient les cadres administratifs eux-mêmes qui nous induisent en erreur.
Pour le ministre, la priorité était la santé des Tunisiens
Mais voyons tout d’abord les choses dans l’ordre.
Mardi 7 avril 2020, le ministre de l’Industrie reçoit un coup de fil de son homologue du Commerce le priant de tout faire pour que l’on puisse disposer de 2 millions de masques dans les 72 heures pour assurer la réouverture du marché du gros et des marchés municipaux, et plus tard les administrations publiques en toute sécurité, sachant que ce sont des lieux où la promiscuité est machinale.
Le ministre appelle ses équipes lesquelles passent la matinée à appeler les fabricants de masques qui maîtrisent d’ores et déjà le process, soit quelques uns qui ont opposé un niet catégorique car face à une demande internationale pressante, ils ne pouvaient répondre aux besoins du marché local.
On l’en informe et on lui donne, uniquement, le numéro du fabricant-député auquel il demande expressément de produire les 2 millions de masques qu’il était le seul, selon les cadres du ministère de l’Industrie, à pouvoir préparer à temps. Ce dernier cède apparemment à contre-cœur parce qu’il allait perdre 3,6 millions de dinars de son chiffre d’affaires (puisqu’il vend les masques en Europe 1,005 €) ce qui se traduit sur le marché national par un peu plus de 3 dt alors que le prix sur lequel il s’est entendu avec le ministre a été fixé à 1 850 millimes. Trop cher, disent les gens !
Dans tout cela, le ministère de l’Industrie a servi de facilitateur car en contact direct avec les industriels, mais en aucun cas il ne pouvait profiter de l’opération.
Le ministre aurait dû, estiment les experts de l’administration, convoquer en urgence la Commission dans laquelle sont représentés trois autres ministères (Santé, Commerce et Finances) avec entente sur les caractéristiques techniques des masques commandés et un rapport de conformité.
Rappelons à ce propos qu’un cahier des charges pour l’acquisition de 30 millions de masques a déjà été préparé en mode vitesse de la lumière (6 jours au lieu de 6 mois) avec pour seule condition pour les soumissionnaires de passer le test d’homologation au Centre technique du textile (CETTEX). Les 2 millions de masques supplémentaires n’ont, en principe, aucune relation avec l’appel d’offres, mais on pouvait vérifier si elles répondaient aux spécificités techniques qui y sont incluses.
Précisons aussi qu’à ce jour, près de 31 fabricants ont postulé pour la fabrication d’un peu plus de 750 000 masques par semaine dont uniquement 14 répondent aux normes. Le CETTEX est-il en train de bloquer l’opération d’homologation pour des raisons que nous ignorons ? Les industriels du textile ont-ils peur de s’aventurer dans l’histoire des masques ? Sont-ils incapables d’en produire en nombre suffisant ou d’exporter vers des marchés internationaux ?
La réponse nous arrive cinglante de la part de Nafaa Ennaifer, vice-président de la Fédération des textiles.
Dans la vie, il faut savoir ce qu’on veut !
« Notre secteur textile comprend 1 700 entreprises structurées et 180 000 emplois, dont l’essentiel dans la confection pour l’export (ceci outre une multitude de petits ateliers).
La mobilisation de moins de 8% de ces effectifs permettrait de fabriquer 2 millions de masques lavables par jour. Soit 15 jours ouvrables pour ce besoin de la PCT (Pharmacie centrale de Tunisie). Sauf qu’actuellement la majeure partie des usines est fermée pour confinement. Et les rares usines ayant pu obtenir une autorisation exceptionnelle de maintien partiel de leur activité ne peuvent utiliser plus de 15 à 20% de leurs effectifs. Personnellement, j’ai eu 4 demandes de réouverture partielle d’ateliers en souffrance, qui ont essuyé déjà 3 refus de réouverture.
Ainsi, une unité employant d’habitude 100 personnes (moyenne nationale), peut tourner actuellement au mieux avec 20 salariés entre directs (ouvriers sur machines) et indirects (non productifs). Pour livrer les commandes export non encore annulées et ne pas perdre pied auprès de nos clients, et pour fabriquer en parallèle des masques de protection, il faut bien des usines ouvertes et tournant avec un minimum d’effectifs comme c’est le cas dans d’autres pays. On ne peut profiter des nouveaux créneaux de substitution que tout le monde convoite (le médical), produire rapidement des bavettes lavables pour la protection de nos citoyens, avec des usines tournant à 20% de leur capacité. Dans la vie, il faut savoir ce qu’on veut ! ».
Il faut aussi espérer que le déconfinement, qui démarrera le 4 mai pour les industriels, permette aux industriels capables de produire des masques et des équipements de protection à soumissionner, d’autant plus que l’urgence est là en Tunisie et dans les pays européens demandeurs.
La commission chargée par Mohamed Abbou, ministre de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, d’enquêter sur cette affaire a relevé, comme attendu, les erreurs procédurales dont le coup de fil direct entre ministre et fournisseur mais aussi la non implication des ministères concernés dans l’opération de commande des masques.
Elle a rappelé aux uns et aux autres les prérogatives qui leur reviennent, relevant au passage le désordre régnant au sein de la Commission de crise Covid-19. Elle a insisté sur le fait que la responsabilité d’acquérir les masques revenait tout d’abord au ministère du Commerce et à la Pharmacie centrale.
L’enquête a été menée, comme attendu, de manière très technique par la Commission du contrôle des dépenses publiques. Et même l’opération de contrôle a été au cœur d’un conflit entre deux organes étatiques de contrôle. Soit entre les contrôleurs des dépenses publiques (CDP) et les contrôleurs de gestion des services publics qui estiment qu’ils auraient dû être saisis de l’affaire des masques en lieu et place de leurs homologues dans le contrôle des dépenses car il n’y a pas encore eu de dépenses engagées pour les contrôler.
Lire aussi: Marché de confection des masques : Un rapport de contrôle relève des manquements
C’est dire où nous traînent les centaines de lois réglementant appels d’offres, marchés publics et organes de contrôle.
Dans l’histoire des masques, le but ultime de l’action menée tambours battants par le ministre de l’Industrie était de sauver des vies, mais elle a buté sur le système administratif, les lois et les réglementations.
Devons-nous les simplifier, accélérer les procédures et élaborer des lois dans ces sens ? Il est évident que oui pour que tout soit fait dans la légalité et pas uniquement dans légitimité.
Dans cette affaire, l’opinion publique était focalisée sur le process de l’acquisition des masques alors que l’urgence était de sauver des vies. L’enseignement à en tirer est que dans notre pays rien ne peut se faire sans respect des procédures aussi compliquées soient-elles. L’importance de la production des masques pour sauver des vies a été marginalisée au profit des calculs politiques, d’une communication de buzz qui en a fait une affaire d’Etat.
Cette affaire a surtout mis aux devants de leurs responsabilités les politiques au pouvoir qui ont axé programmes politiques et campagnes électorales sur la lutte contre la corruption.
En agissant sur les suffrages et en instrumentalisant cette lutte pour affaiblir les rivaux politiques, dont certains avec lesquels ils partagent aujourd’hui le pouvoir, ils se trouvent dans l’obligation d’agir en payant le prix aussi cher soit-il même s’il doit être le siège sur lequel ils sont assis.
L’histoire des masques fera-t-elle tomber les masques des chevaliers de la lutte contre la corruption ?
Mohamed Abbou a placé la barre très haut en matière de lutte contre la corruption. Nous le dirons son verdict final quant au scandale de la Q5 du ministère du Transport conduite par la fille du ministre et dénoncé mercredi 29 avril par un magistrat sur les ondes de Shems FM ou encore les nominations abusives de conseillers au sein des cabinets ministériels, la plupart du temps dictées par des partis et non par les intérêts du pays.
Nous saurons en temps et en heure si en exerçant le pouvoir, la lutte contre la corruption devient sélective épargnant alliés politiques et sympathisants ou si tous les Tunisiens sont à égalité face à cette lutte y compris les membres des partis « frères et alliés ».
Amel Belhadj Ali
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