Des philosophes européens se sont prononcés, dans les médias, sur le coronavirus et ont mis en garde contre l’affolement général généré par cette pandémie.
Globalement, ils estiment que ce virus n’est pas aussi destructeur qu’on le pense et qu’au nom de l’impératif sanitaire et sécuritaire imposé par la lutte contre ce virus, l’humanité ne doit, en aucune manière, sacrifier, après le confinement, ses valeurs pérennes comme les libertés, les conditions de vie normale, l’amitié et même le respect de la mort.
Les approches de deux philosophes, l’italien Giorgio Agamben et le français André Comte-Sponville, méritent d’être connues.
Par Abou SARRA
Le philosophe italien pense que « la peur que suscite cette pandémie est mauvaise conseillère, mais elle fait apparaître de nombreux éléments qu’on pouvait faire semblant de ne pas voir ». Il en cite deux :
Qu’est donc une société qui ne reconnaît pas d’autre valeur que la survie ?
Le premier élément est que la vague de panique qui a paralysé notre pays (Italie, un des plus affectés au monde) montre avec évidence que notre société ne croit plus en rien sinon à la vie nue. La vie nue étant pour le philosophe, « l’opération qui consiste à séparer la vie biologique des autres fonctions : la vie sensitive, la vie intellectuelle, mais aussi la vie politique ».
« Il est clair maintenant, dit-il, que les Italiens sont disposés à tout sacrifier ou presque : leurs conditions normales de vie, leurs rapports sociaux, leur travail et jusqu’à leurs amitiés, leurs affections ainsi que leurs convictions religieuses et politiques pour ne pas tomber malade ».
Le philosophe devait en tirer une première conclusion : « La vie nue –et la peur de la perdre– n’est pas quelque chose qui unit les hommes, mais qui les aveugle et les sépare ».
Et Giorgio Agamben d’ajouter : « Les morts –nos morts– n’ont pas le droit à des funérailles et on ne sait pas même vraiment ce qu’il advient des cadavres des personnes qui nous sont chères. Nos prochains ont été effacés et il est étonnant que les églises ne disent rien à ce propos. Que peuvent bien devenir les rapports humains dans un pays qui s’est habitué à vivre de cette manière pour une période dont on ne sait pas très bien combien de temps elle va durer? Et qu’est donc une société qui ne reconnaît pas d’autre valeur que la survie ? ».
Mise en garde contre une situation d’exception pérenne
« L’autre élément, qui n’est pas moins inquiétant que le premier et que l’épidémie fait apparaître en toute clarté, c’est que l’état d’exception auquel les gouvernements nous ont depuis longtemps habitués, est désormais la condition normale », a-t-il indiqué.
« Il y a eu par le passé des épidémies plus graves, mais personne n’avait jamais imaginé déclarer pour autant un état d’urgence comme celui-ci qui nous interdit tout, et même de nous déplacer », relève-t-il avant de poursuivre : « Les Hommes se sont si bien habitués à vivre dans une condition de crise pérenne et de pérenne urgence qu’ils ne semblent même pas se rendre compte que leur vie a été réduite à une condition purement biologique et qu’elle a perdu toute dimension sociale et politique et même toute dimension humaine et affective ».
Le philosophe met en garde contre une société qui vit dans un état d’urgence pérenne. Une telle société, écrit-il, « ne peut être une société libre. Et, de fait, nous vivons dans une société qui a sacrifié la liberté aux supposées “raisons de sécurité” et qui, pour cette raison même, s’est condamnée elle-même à vivre dans un état de peur et d’insécurité pérennes ».
Giorgio Agamben s’inquiète pour ce qui va venir après le confinement: « il y a fort à parier que l’on tentera de poursuivre après l’urgence sanitaire les expérimentations que les gouvernements n’avaient pas réussi jusqu’ici à mener à bien : fermer les universités et les écoles et faire des leçons par internet, arrêter une bonne fois pour toutes de se réunir et de parler ensemble d’arguments politiques ou culturels, se contenter d’échanger des messages digitaux, et partout où c’est possible, faire en sorte que les machines remplacent enfin tout contact –toute contagion– entre les êtres humains ».
Attention de ne pas faire de la médecine la réponse à toutes les questions
Le philosophe français André Comte-Sponville est également alarmiste quant à la société de l’après-confinement.
Dans une interview accordée à France-Inter, il prévient l’humanité contre toute tendance à survaloriser «l’impératif sanitaire» : «attention de ne pas faire de la médecine ou de la santé, les valeurs suprêmes, les réponses à toutes les questions. Aujourd’hui, sur les écrans de télévision, on voit à peu près vingt médecins pour un économiste.
C’est une crise sanitaire, ça n’est pas la fin du monde. Ce n’est pas une raison pour oublier toutes les autres dimensions de l’existence humaine », a-t-il martelé.
Pour étayer son analyse qui est un véritable hymne à la vie et au bonheur, le philosophe français, auteur du “Petit traité des grandes vertus”, a rappelé une boutade de Voltaire qui écrivait: « J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé ».
Pour André Comte-Sponville, « le jour où le bonheur n’est plus qu’un moyen au service de cette fin suprême, que serait la santé? On assiste à un renversement complet par rapport, au moins vingt-cinq siècles de civilisation où l’on considérait, à l’inverse, que la santé n’était qu’un moyen, alors certes particulièrement précieux, mais un moyen pour atteindre ce but suprême qu’est le bonheur ».
Il devait faire remarquer ensuite que « l’énorme majorité d’entre nous ne mourra pas du coronavirus. J’ai été très frappé par cette espèce d’affolement collectif qui a saisi les médias d’abord, mais aussi la population, comme si tout d’un coup on découvrait que nous sommes mortels. Ce n’est pas vraiment un scoop. Nous étions mortels avant le coronavirus, nous le serons après ».
S’appuyant sur une citation de Montaigne qui disait « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant », André Comte-Sponville ajoute qu’«autrement dit, la mort fait partie de la vie ». « Et si nous pensions plus souvent que nous sommes mortels, dit-il, nous aimerions davantage encore la vie parce que, justement, nous estimerions que la vie est fragile, brève, limitée dans le temps et qu’elle est d’autant plus précieuse. C’est pourquoi l’épidémie doit, au contraire, nous pousser à aimer encore davantage la vie ».
Le réchauffement climatique fera beaucoup plus de morts que le Covid-19
Pour le philosophe français, avec un taux de mortalité et de létalité de un à deux pour cent, il n’y pas de quoi parler de «la fin du monde». « C’est hallucinant… ce n’est pas la première pandémie que nous connaissons», s’est-il écrié avant de rapeler que «la grippe de Hong Kong dans les années 1960 avait fait un million de morts. La grippe asiatique, dans les années 1950, avait tué plus d’un million de personnes».
«En France, a-t-il noté, les 14 000 morts (plus de 20 000 à ce jour) est une réalité très triste, toute mort est évidemment triste mais rappelons qu’il meurt 600 000 personnes par an en France. Rappelons que le cancer tue 150 000 personnes en France ».
Pis, selon lui « le réchauffement climatique fera beaucoup plus de morts que n’en fera l’épidémie du Covid-19 ».