Par Taïeb ZAHAR

La crise sanitaire sans précèdent que nous traversons est en train de causer des dégâts économiques incalculables ; grâce aux efforts des pouvoirs publics et à l’esprit de solidarité, il est possible d’en atténuer les effets en attendant des jours meilleurs.

La presse écrite, traditionnelle ou électronique, déjà en crise depuis des années pour de multiples raisons, risque de disparaître purement et simplement si l’Etat ne consent pas à lui apporter un soutien franc et réel.

A l’heure où nous fêtons la Journée mondiale de la liberté de presse, il est de mon devoir, en tant que président de la Fédération tunisienne des directeurs des journaux (FTDJ), de lancer ce cri de détresse mêlé de colère.

Aucune entreprise de presse n’a, dans ce contexte inédit, les moyens de payer ses journalistes, et une faillite certaine la guette. A ce jour, seule la presse écrite publique a reçu une aide financière. Il faut s’en féliciter certes, mais celle privée n’est pas moins digne d’être soutenue : ceux qui y travaillent contribuent, eux aussi, tous les jours, à informer et à diffuser la connaissance ;  leurs familles ont également besoin de se loger et de se nourrir. 

Ceux qui pensent qu’un pays peut vivre sans presse écrite sont soit des ignorants, soit des fascistes. Depuis sa naissance en Tunisie, au milieu du 19e siècle, la presse écrite a été de tous les combats que ce soit ceux de la libération nationale, du développement économique et social, de la défense des libertés publiques. 

Avec leurs plumes, les journalistes forment les bataillons de toute démocratie. Ce n’est pas un hasard si, historiquement, le fascisme a réprimé sauvagement la profession et a cherché à l’abolir. Les terroristes qui se sont introduits dans les locaux de Charlie Hebdo voulaient faire taire à jamais des journalistes et à travers eux la pensée libre et la démocratie.

Ceux qui pensent que les réseaux sociaux, Facebook et consorts, peuvent suffire à remplir le vide qui serait laissé par la disparition de la presse écrite se trompent lourdement : le journalisme est un métier, un art, un outil de diffusion du savoir qui requiert une formation exigeante et un long apprentissage.

Un statut sur Facebook ou un commentaire est à la portée de tous et ne requiert aucun talent. Par contre, un article de presse peut parfois changer le cours de l’histoire et marquer les esprits durablement : le célèbre « j’accuse » de Zola en est un parfait exemple. 

La presse écrite n’est pas seulement la tribune des journalistes ; elle offre aux hommes d’idées, aux intellectuels de tous bords l’opportunité de nous éclairer, de nous instruire, d’ouvrir nos yeux sur les réalités passées, présentes ou futures. 

Les plus grands esprits furent aussi des journalistes : Camus, Sartre, Aron, Mauriac et tant d’autres firent les beaux jours de la presse écrite sans que l’on puisse dissocier leur production journalistique de leur œuvre littéraire.

Plus que jamais, en proie à une transition politique mouvementée et menacée par des forces rétrogrades, la Tunisie a besoin d’une presse écrite libre et viable. Sans elle, le combat contre l’obscurantisme et le repli sur soi a peu de chance d’être remporté, et c’est précisément le calcul diabolique fait par certains. 

Donner à la profession la possibilité de survivre dans une conjoncture exceptionnelle n’est pas hors de portée pour un Etat qui a reçu une pluie de milliards d’aide étrangère pour faire face à la crise du Covid-19. 

Ce n’est pas l’aumône que la presse écrite demande mais un soutien financier durable pour permettre aux journalistes de poursuivre leur sacerdoce et leur mission culturelle. Leur effondrement économique signera la fin de la profession. Leur venir tous en aide ne coûtera pas plus que le prix de 2 ou 3 Audi Q5 : ce n’est pas cher payé pour sauver une profession qui, depuis plus de 150 ans, contribue au rayonnement intellectuel d’une nation.

Le gouvernement actuel s’est dit soucieux de ne laisser tomber aucun Tunisien et aucun secteur; mes récentes rencontres aussi bien avec monsieur Elyes Fakhfakh, le chef du gouvernement, qu’avec monsieur Nizar Yaïche, le ministre des Finances, m’ont donné un motif d’espoir. Aujourd’hui, c’est l’occasion de prouver qu’il ne s’agit pas de vaines promesses, comme celles tenues par leurs cyniques prédécesseurs, et que son engagement pour la pérennité d’un pilier de la démocratie tunisienne est sincère.

J’ose l’espérer. 

   Â