L’industrie du textile et de l’habillement nationale serait-elle condamnée, eu égard aux crises successives qu’elle a traversées depuis 2011 et dont le coup de grâce est le covid-19 ? La pandémie pourrait-elle être une opportunité pour un secteur principal de l’industrie manufacturière en termes d’exportation, d’emploi et de valeur ajoutée ?
La Tunisie est de loin parmi les plus grands exportateurs par habitant de la zone Euromed, soit 4 fois plus que le Maroc par tête d’habitant. C’est la qualité de la production tunisienne qui fait vraiment la différence et qui est reconnue à l’international.
La Raison ? Les programmes de mise à niveau qui ont démarré au milieu des années 90 et les mesures d’incitations à la création d’entreprises et au développement des PME qui y ont été pour beaucoup. Qu’il s’agisse de la création du Centre technique du textile (CETTEX), du Pôle de Compétitivité Monastir-El Fejja ou de la mise en œuvre du Programme de Mondialisation Industrielle (PMI).
L’industrie nationale du textile a fait preuve d’une grande résilience malgré les coups durs qu’elle a subis depuis le démantèlement total des AMF (accords multifibres) et la libéralisation du commerce des textiles et de l’habillement en 2008, jusqu’à la pandémie du Covid-19 en passant par la « révolution » qui a eu pour conséquence la fuite de nombreux donneurs d’ordres étrangers, sans oublier les problèmes relatifs aux marchés parallèles et à l’économie informelle.
Quel avenir pour ce secteur industriel stratégique après la pandémie ?
Le point sur la situation du secteur textile et ses perspectives à court et moyen termes par le Cercle Kheireddine avec pour principal intervenant Chakib Nouira, président du groupe TFCE.
Etat des lieux
Le secteur textile en Tunisie représente 1700 entreprises, près de 180 mille employés dans les grandes entreprises et 100 mille employés dans des petits ateliers de confection ultra-performants. .
La crise du Covid-19 a porté un coup fatal au secteur après deux années de relance. Des commandes fermes ont été annulées par les donneurs d’ordre européens entraînant de grandes difficultés pour des groupes qui affichaient une solidité financière certaine. « 1/3 des entreprises ont payé totalement ou partiellement les salaires de mars 2020 (certaines ont pu bénéficier des subventions de 200 dinars versés par l’Etat à une partie de leurs effectifs), 46% des entreprises n’ont pas pu payer les salaires du mois d’avril et 42% des chefs d’entreprise déclarent être obligés de mettre 30% de leurs effectifs au chômage. Beaucoup d’entreprises textiles ont déjà déposé leurs bilans. Soit 93 sur 4 000 entreprises (tous secteurs confondus) avec un risque de chômage supplémentaire d’environ 30%, sauf si on reprend maintenant l’activité».
Les carnets de commande ont enregistré une baisse de 20% (de l’échantillon d’entreprises) et une baisse du ¼ du chiffre d’affaires. Des baisses, explique M. Nouira, qui ne pourront pas être compensées par une éventuelle hausse des commandes de masques si les entreprises n’emploient que 30% de leurs effectifs. « La récupération de la capacité de production des usines tunisienne est possible si le secteur revient à un niveau normal d’activité, d’autant que les prix tunisiens sont hautement compétitifs, les masques chinois étant vendus actuellement 3 fois plus chers».
Abordant les perspectives du secteur à court et moyen termes, Chakib Nouira atteste de la disposition des chefs d’entreprise à reprendre leurs activités pour répondre à une énorme demande nationale et internationale en masques, blouses, sur-blouses, calottes, sur-chaussures, sachant que ces opportunités vont durer encore pour au moins quelques mois. La Tunisie a commandé environ 60 millions de masques. L’Europe seule, par exemple, a des besoins urgents supérieurs à 200 millions de masques.
Salah Ben Youssef, ministre de l’Industrie, a déclaré avoir reçu des demandes de la part de pays européens pour approvisionner le marché européen en masques.
Mais est-ce que la Tunisie est capable de produire autant de masques pour satisfaire aux besoins du marché interne et aux demandes européennes ?
« L’industrie textile en Tunisie a une capacité de production d’environ 1,6 million de masques par jour avec 10% de ses effectifs. Avec 50% des effectifs, elle peut produire 8 millions de masques par jour (sur la base d’un travail de 6 heures/jour avec un taux de rendement de 80% et une moyenne de 3 minutes pour produire 1 masque, les meilleurs le produisent en 2 minutes 30 secondes). A 30% de la capacité (effectifs), la production ne couvrira pas 100% des besoins locaux», indique M. Nouira.
La bonne nouvelle est que dans l’industrie textile, 100% des entreprises peuvent redémarrer sous réserve de financements appropriés. «Il faut également espérer que les donneurs d’ordre consentent une partie du paiement en avance et envoient leurs tissus, élastiques et autres matières 1ères et que les industriels tunisiens puissent négocier également la réservation de 20% pour les offrir aux hôpitaux tunisiens».
Mourir de faim ou risquer le Covid-19… telle est la question
Sauf qu’il faut vaincre les grandes appréhensions de certains ouvriers-fort compréhensibles- quant au Covid-19 et les réticences des syndicats. Il n’empêche : « Les entreprises structurées ont pu organiser la “distanciation physique” au travail, ont écarté le personnel fragile et ont mis en place un réseau privé de transport des ouvriers ».
Une demande a été adressée par les industriels textiles au ministère des Affaires sociales pour avoir l’autorisation de passer de 30 à 50% des effectifs autorisés à travailler. La réponse tarde encore alors que la réouverture des industries textiles se passe dans un contexte difficile où l’Etat est endetté, et une partie importante de la population dépourvue des moyens de vivre avec le minimum requis.
Pourtant, la réouverture des activités textiles pourrait assurer le paiement des salaires de la plupart des entreprises et réserver les ressources (publiques et privées) disponibles à la relance. Les usines qui ont repris leurs activités (avec 30% des effectifs) en respectant les règles de protection travaillent pour satisfaire les commandes d’avant le Covid-19.
La 1ère commande de masques par la France est parvenue avec l’envoi de 5 millions de m2 de tissus livrés par un avion de l’armée française (c’est dire l’importance de cette commande pour l’Etat français), le paiement d’une avance pour permettre le retour au travail des ouvriers et leur rémunération. Malheureusement, la douane tunisienne refuse de travailler un dimanche et il a fallu intervenir auprès des autorités tunisiennes pour débloquer en urgence la situation et permettre la livraison des matières premières aux usines concernées.
Un climat politique paralysant
Sans décision politique et un courage réel de la part des gouvernants pour sauver l’économie, le pays risque la dérive totale. L’incapacité de l’Etat à faire preuve d’autorité et à imposer une certaine discipline dès lors qu’il s’agit des intérêts économiques du pays n’est pas rassurante.
La situation “politique” en Tunisie est caractérisée par des hésitations, tergiversations, indécisions et manque de prise de responsabilité, sans parler des contradictions. Le ministère de l’Industrie autorise la production et l’exportation de masques et autres dispositifs de santé, mais de l’autre, le ministère du Commerce bloque l’exportation, et l’arbitrage est requis au plus haut niveau du gouvernement.
Et pourtant, la pandémie dont souffre aujourd’hui le monde entier peut représenter une occasion pour consolider le positionnement du site Tunisie dans l’industrie textile. « Les industriels textiles tunisiens ne doivent pas être obnubilés par les commandes de masques et autres dispositifs de santé, mais ils ont également tout intérêt à reprendre contact avec leurs clients traditionnels et nouer d’autres contacts pour pouvoir se repositionner à temps dans les carnets de commande des pays européens pour des produits textiles diversifiés. La Tunisie doit saisir cette opportunité pour se redresser et garder ses effectifs. Les prémisses laisseraient croire que beaucoup de pays (ouest-européens) vont réviser leurs politiques de délocalisation et leurs rapports avec la Chine, notamment pour ce qui concerne la production des principes actifs des médicaments et des dispositifs médicaux. Des entreprises et des officiels français par exemple sont favorables à une relocalisation de ces productions en France et dans les pays du Maghreb ».
Il appartient donc au secteur textile national de changer, d’évoluer et de s’adapter aux nouvelles donnes du marché international. « C’est possible avec l’aide de l’Etat de transformer cette opportunité conjoncturelle en un créneau structurel de production et d’exportation ».
Pour y arriver, il faut un plan de relance, d’accompagnement et de soutien réaliste et concret à mettre en place avec les professionnels du secteur. L’Etat ne peut pas se désengager de sa responsabilité dans la préservation du tissu économique et du secteur privé, privé depuis près d’une décennie d’un appui étatique respectable et garant de la pérennité des emplois.
« Dans la sphère économique, un acte, une habitude, une institution, une loi n’engendrent pas seulement un effet, mais une série d’effets. De ces effets, le premier seul est immédiat ; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne les voit pas; heureux si on les prévoit. Entre un mauvais et un bon économiste, voici toute la différence: l’un s’en tient à l’effet visible ; l’autre tient compte et de l’effet qu’on voit et de ceux qu’il faut prévoir », disait déjà Fréderic Bastiat, économiste français du 19ème siècle.
Le gouvernement Fakhfakh saura-t-il prendre les bonnes décisions ? Voir et prévoir ?
Tous les espoirs sont permis !
Amel Belhadj Ali