Au lendemain de la célébration, le 5 mai, de la Journée mondiale du patrimoine africain, Nabil Kallala, Professeur émérite d’histoire et d’archéologie antiques à l’université de Tunis, dans une interview accordée à l’agence TAP, est revenu sur la nécessité de repenser les programmes et la réflexion sur le patrimoine commun du vieux Continent.
Cet expert chevronné qui était également aux commandes de l’Institut national du patrimoine (INP), (2014-2016) et ancien représentant de la Tunisie et observateur au Comité du Patrimoine mondial de l’Unesco (2014-2017), s’est confié autour de cette célébration, décrétée officiellement par la 38e session du Comité du Patrimoine mondial de l’UNESCO, tenue en 2014.
L’événement coïncidant avec le mois du patrimoine, est paradoxalement passé inaperçu dans un pays au passé commun et qui constitue en plus un pont entre le Nord et le Sud du fait de sa position géographique à la pointe nord du Continent.
Retour sur l’histoire et les traits communs de ce patrimoine africain dans un contexte onusien et national propre à la Tunisie comme étant un pays longuement engagé dès l’indépendance sur les questions du Continent auquel il appartient.
L’appellation patrimoine mondial africain
L’expert en archéologie tient à préciser que le patrimoine africain a ses propres spécificités qui le distinguent de celui des autres continents, disant qu'” en Afrique l’interaction entre l’Homme et la Nature est particulière et très forte”.
Notre interlocuteur présente le patrimoine mondial dans son cadre onusien qui est instauré par la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, adoptée en 1972 lors de la XVIIe conférence générale de l’Unesco et ratifié par les 192 Etats membres.
Il désigne un ensemble de biens culturels et naturels présentant un intérêt exceptionnel pour l’héritage commun de l’Humanité, actualisé chaque année depuis 1978. Depuis 1992, les interactions majeures entre les hommes et le milieu naturel sont reconnues comme constituant des paysages culturels.
Quelle part d’africanité dans le patrimoine de la Tunisie
Les sites ou monuments qui peuvent être cités comme une référence commune et le genre de patrimoine qui témoigne le plus cette appartenance au vieux Continent sont multiples.
Pour Kallala, hormis les Biens arabo-musulmans, les médinas de Tunis, Kairouan, Sousse, tous les autres Biens d’époque antique, ainsi Carthage, Kerkouane, Thysdrus, Thugga, ont incontestablement des traits africains imbriqués. Il rappelle les origines des Puniques qui sont les Phéniciens africanisés et les Romains d’Afrique qui sont culturellement des Afro-romains.
Mais les grandes affinités, Tunisie-Afrique, se retrouvent surtout dans le patrimoine immatériel, partant de notre parler qui est d’essence arabo-imazighen, certains traits de notre musique et danse populaires, nos modes vestimentaires, culinaires, nos croyances populaires.. Il évoque aussi le Guennaoui, le tatouage, les contes et conteurs, les cultes de certains saints, la médecine par les plantes (la phytothérapie)…
Un tas d’influences culturelles auxquelles s’ajoutent celles des turcs, espagnols, italien et surtout français que Kallala attribue au phénomène de l’hybridation des cultures et qui se manifeste dans ce croisement de notre culture arabo-musulmane et occidentale.
Sa vision pour agir en et pour l’Afrique
En tant qu’ancien membre du Centre du patrimoine mondial de l’UNESCO, il adopte une vision assez claire sur ce qui pourrait être fait pour montrer ces racines qui nous unissent et y œuvrer à le montrer dans le futur.
Dans le cadre de sa mission à l’UNESCO, Kallala a travaillé sur divers dossiers qui proviennent de tous les continents et dont l’examen obéit aux critères inscrits dans les orientations générales du Comité.
Les groupes créés au sein du Comité se concertent préalablement sur les dossiers propres au groupe. La Tunisie, de par son appartenance au groupe arabe, se concerte avec les pays arabes sur les dossiers de son groupe.
Dans le Centre Régional Arabe du Patrimoine Mondial, à Manama, il avait proposé, de créer une représentation régionale arabe au Maghreb, du fait de notre double appartenance à la fois à l’Afrique et au monde arabe. Cette structure œuvrera à établir les ponts entre l’Afrique et le monde arabe et fera prévaloir de la sorte notre culture africaine dans sa pluralité et sa diversité.
Sa proposition actuelle va également dans ce sens autour d’une éventuelle “création d’un département au sein du ministère de la Culture pour développer les relations culturelles régionales africaines et inter-maghrébines”.
Il reconnaît que même pour le Maghreb, la coopération au plan patrimonial est très timide, et quasi inexistante, mis à part le seul dossier qui nous unit actuellement, celui d’inscrire le couscous au patrimoine mondial immatériel.
Il mentionne que le blé est cultivé en Tunisie antique depuis le Xe s av. J.-C., comme cela a été démontré à Althiburos, au N-O de la Tunisie, donc en “Afrique du Nord”. Cependant, il regrette qu’on on oublie d’indiquer souvent la matrice qui est la terre d’Afrique.
Il préconise d’instaurer des projets de coopération en matière du patrimoine immatériel et naturel. Un pari gagnant qu’il défend surtout que les pays africains ont réalisé d’importantes avancées dans ce domaine.
Chronologie moderne de la Tunisie africaine
Interrogé sur l’intérêt pour la Tunisie à placer davantage son patrimoine local dans un contexte africain, notre hôte a tenu à rappeler la vocation même de notre agence “Tunis Afrique Presse” et son rapport historique dans la vulgarisation de l’information nationale.
“Cette honorable institution, créée en 1961, dit-il, ciblait toute l’Afrique, à une époque où l’on s’intéressait aux affaires de ce Continent qui vivait les mouvements de lutte pour l’indépendance, les solidarités post-coloniales, les questions de développement et l’organisation de l’Union Africaine.
Cette donne née à l’Aube de l’indépendance, avait conduit le pays à “instituer de multiples relations avec certains pays africains”. L’ambition était d’une Tunisie qui “pouvait et devait jouer un rôle pour mettre en place les jalons d’une Afrique unie”.
L’orientation sous la première république convergeait donc dans l’inévitable destin d'”un pays africain, enraciné dans la culture africaine, de par sa géographie et son histoire.”
Pour toutes ces considérations et les liens organiques qui lient la Tunisie au vieux Continent, “célébrer le patrimoine mondial africain, le 5 mai, est par conséquent une question tout à fait naturelle qu’on se doit de la célébrer.”
La faible présence de la portée africaine de notre patrimoine dans le discours politique et les programmes culturels nationaux durant les quelques décennies passées n’est pourtant pas un secret.
Qu’il s’agit d’un choix délibéré ou non, pour notre expert “il est clair que le poids politique pris par les pays arabes moyen-orientaux et les pays islamiques a fait incliner la balance principalement pour notre culture arabo-islamique. L’axe Nord-Sud, fait également oublier cette orientation vers l’Afrique”.
Il finit par admettre qu’il manque “une réelle réflexion de fond sur les composantes et l’essence de notre culture, pour développer ainsi une vision culturelle, conséquente et adéquate”. Il formule son souhait d’engager ce type de réflexion, pas seulement pour ce volet, mais pour l’ensemble de notre culture.
En ce sens l’Ecole nationale d’histoire et d’anthropologie -qu’il dirige depuis fin 2019-, “œuvrera, entre autres, dans le sens d’une réflexion sur notre culture et sur l’Homme tunisien au travers de son histoire, de toute son histoire, si riche et si diverse”.