Quelques éléments d’analyse pour comprendre l’esprit des arbitrages macrofinanciers nécessaires à l’amortissement du choc de la crise. La grande question sera de savoir dans quel cadre et avec quels mécanismes engager la reprise. Peut-on se défaire de l’ordre économique actuel et enfin “libérer les flux” en vue d’aller vers une mondialisation vertueuse, équitable et soucieuse de l’environnement ?
Voilà le défi du futur. Et il n’est pas gagné d’avance.
WMC: Récemment, le représentant de la Banque mondiale a été assez pessimiste dans ses prévisions pour la Tunisie. Quelle sera, selon vous, l’ampleur de la récession en termes de croissance économique ?
Mahmoud Ben Romdhane: Les dernières projections de la Banque mondiale datent du mois de janvier 2020 ; elles ont été publiées dans « Global Economic Prospects » (Perspectives économiques mondiales).
A l’époque, ni la pandémie du COVID-19 ni les moyens de l’endiguer n’étaient abordés ; encore moins la paralysie de l’économie qui allait en découler et ses conséquences sur le niveau de la production de biens et de services.
C’est pourquoi, la croissance du PIB mondial pour l’année 2020 était alors projetée à +2,5%, tandis que celle du PIB tunisien était projetée à +2,2%.
Par contre, les projections qui font aujourd’hui autorité sont celles du Fonds monétaire international, qui sont datées du mois d’avril dernier, et sont l’objet de sa publication « World Economic Outlook » (Perspectives économiques mondiales).
Le rapport entier est attendu pour ce mois de mai, mais d’ores et déjà, le chapitre premier (rendu public en avril dernier) donne le ton, avec son titre particulièrement évocateur pour rendre compte de la perspective économique mondiale, en l’occurrence : « The Great Lockdown » (Le grand verrouillage). La croissance du PIB mondial y est projetée à –3%, celle de l’Union européenne à –7,5% et celle de la Tunisie à -4,3%. Ce qui représente la plus grande récession de l’histoire de la Tunisie depuis son indépendance.
La Commission européenne vient de publier, en ce 6 mai 2020, ses « Projections économiques du printemps 2020 ». Elles dégagent des tendances voisines : une contraction de 7,4% pour l’ensemble de l’Union européenne.
Ce qui est remarquable dans l’une comme l’autre de ces deux sources, c’est la sévérité de la contraction subie par les économies dotées d’un secteur touristique développé. La prévision de la croissance pour l’Italie est de –9,5%, pour l’Espagne de –9,4% et pour la Grèce de –9,7%.
Pour ce qui est de la Tunisie, je suis enclin à penser que sa croissance avoisinera celle de ces trois pays et se situera autour de –9 à –10%. A condition qu’il n’y ait pas de deuxième vague pandémique. Telle est d’ailleurs l’hypothèse qui a servi de base aux dernières projections de la Commission européenne.
Dois-je ajouter que les économies européennes ont bénéficié de très fortes mesures de soutien budgétaire et monétaire (tant national qu’européen), avec un emprunt net atteignant 8,5% du PIB global de la zone Euro. Pour l’Espagne, ce soutien s’élève à 10,1% et pour l’Italie à 11,1%.
Les dépenses publiques ont ainsi connu une expansion considérable : elles passent de 46,7% du PIB en 2019 à 54,7% du PIB en 2020, soit une augmentation de 8 points.
Si l’on se tourne vers le front de l’emploi, les Prévisions économiques de printemps situent le taux de chômage de l’Union européenne à 9%, soit une augmentation de 2,3 points de pourcentage par rapport à 2019.
Sur la base de ces informations disponibles, que peut-on prévoir pour la Tunisie de 2020 ? Doit-on se fier aux projections du FMI qui établissent la croissance de notre PIB à –4,3% ? J’en doute. Je suis enclin à penser que nous sommes plus proches des cas italien, espagnol et grec, ces pays à secteur touristique développé, soumis à un terrible choc. Cela signifie une contraction économique proche de 10%.
Ce qu’il convient d’ajouter pour expliquer cette impression, c’est que la politique budgétaire tunisienne a été, globalement, pro-cyclique, aggravant la récession : certes, le gouvernement a agi avec une certaine célérité et pris des mesures pertinentes pour venir en aide aux catégories sociales victimes du confinement et accorder des appuis aux entreprises et aux métiers en difficulté, mais au même moment, il décidait de réduire le budget d’équipement, les dépenses en capital de presque moitié.
Le volume des mesures de soutien est, tout au plus, de 2,050 milliards de dinars ; les investissements publics annulés atteignent plus de 3,4 milliards de dinars. Arithmétiquement : 1,9% du PIB en soutien contre 3,2% en restriction.
L’état de ces connaissances et le principe de précaution auquel tout gouvernant doit obéir justifient probablement cette décision au moment où elle a été prise. Elle ne se justifie plus aujourd’hui.
Le poids du service de la dette se pose, avec une certaine acuité, en ces circonstances difficiles ? La Tunisie est-elle exposée au risque de rééchelonnement de sa dette ?
Tel n’est pas le cas. Depuis l’éruption de la pandémie du Covid-19, la Tunisie a bénéficié d’un soutien financier international appréciable. Deux prêts internationaux lui ont été accordés à des conditions concessionnelles, l’un d’un montant de 753 millions de dollars, déjà décaissé par le FMI sous l’«Instrument de Financement Rapide», et le second d’un montant de 600 millions d’euros sous forme d’«Assistance Macro-Financière» de l’Union européenne (UE).
Deux autres dons européens, l’un de 250 millions d’euros sous forme d’appui budgétaire pour lutter contre le Covid, et l’autre de 60 millions d’euros pour soutenir le programme « Santé/Essaha Aziza » sont venus s’ajouter aux deux précédents prêts concessionnels.
Ces entrées de capitaux, qui n’ont pas été prévues dans le Budget de l’Année 2020 se montent à 1,738 milliard de dollars américains, soit 5,040 milliards de dinars. Ce montant est à comparer avec le service total de notre dette publique extérieure au titre de l’année qui s’élève à 6,617 milliards de dinars.
Quant à nos réserves en devises, elles s’ont d’un niveau qui est loin d’être préoccupant : à la date d’aujourd’hui, 7 mai, elles s’élèvent à 21,562 milliards de dinars, soit l’équivalent de 133 jours d’importations et à 325% du service de notre dette de l’année.
Tout ceci pour vous dire qu’au vu de l’état de nos finances publiques et des échéances de remboursement de notre dette externe, l’éventualité du rééchelonnement de notre dette ne se pose pas.
Pour être complète, l’analyse doit intégrer ce que sera notre solde balance des paiements au terme de cette année 2020. Les prévisions établissent à 753 millions de dollars le déficit courant additionnel découlant de la récession ; et c’est ce montant que le FMI vient de débourser au gouvernement tunisien.
ma conviction profonde est que notre pays ne doit jamais se mettre en défaut de paiement, qu’il ne doit jamais rééchelonner sa dette
Je viens d’évoquer l’état de nos finances publiques et de notre balance des paiements pour vous dire que nous n’avons nul besoin de rééchelonner notre dette. Même si cet état venait à être déplorable, ma conviction profonde est que notre pays ne doit jamais se mettre en défaut de paiement, qu’il ne doit jamais rééchelonner sa dette. Se trouver dans cet état, c’est perdre sa crédibilité auprès de la communauté financière internationale ; c’est gaspiller le capital-confiance que nous avons bâti depuis notre indépendance, contre vents et marées.
La Tunisie a toujours bénéficié d’un fort soutien financier international, qui la place au premier rang en termes d’appui financier par habitant. Les rapides soutiens que nous venons de recevoir en un temps record au cours des dernières semaines, en relation avec la pandémie du Covid-19, en sont la meilleure illustration.
C’est durant des générations que l’Argentine souffrira de sa décision de rééchelonnement.
La Tunisie et le FMI se préparent à conclure une nouvelle Facilité Elargie de Crédit qui devrait fournir au pays des moyens de financement appropriés
Dois-je ajouter, pour terminer, que notre gouvernement et le FMI se préparent à conclure une nouvelle Facilité Elargie de Crédit qui devrait fournir au pays des moyens de financement appropriés sur une période de moyen terme à des conditions de remboursement concessionnelles et lever les éventuelles réserves des institutions financières internationales et régionales.
Le pays a fini par réunir les ressources nécessaires, parmi lesquelles les dons internationaux, pour faire face au confinement. Avec quels moyens peut-on financer l’effort de reprise, au vu de l’état actuel des finances publiques ?
A l’heure où nous parlons, nous n’en sommes pas aux mesures de reprise, mais à celles de nature à amortir le choc de la crise. Les données macro-financières dont nous disposons ne justifient, à mon sens, ni l’annulation ni le report de millions de dinars d’investissements publics. Le contexte international du Covid-19 est venu réduire à pratiquement néant l’investissement direct étranger, et notre niveau d’investissement national privé est au plus bas ; il ne faut pas que l’Etat vienne ajouter à cette déprime son retrait propre.
Au contraire, c’est maintenant, plus que jamais, que l’Etat doit agir, investir pour donner le minimum d’énergie à notre système économique. A la faveur de la première étape du déconfinement, il doit prendre la mesure de l’état des lieux, évaluer aussi précisément que possible la situation macro-financière du pays, la souffrance des gens, la santé des entreprises et des différentes métiers, et engager une deuxième vague de soutien. La machine économique est trop grippée, la pauvreté est en train de trop se répandre, les entreprises de trop souffrir.
La machine économique est trop grippée, la pauvreté est en train de trop se répandre, les entreprises de trop souffrir.
Nous avons le privilège d’avoir réussi à contenir l’expansion de la pandémie. Nous devons, tout à la fois préserver cet acquis précieux en poursuivant et en renforçant notre stratégie de lutte contre ce virus, et engager avec plus de vigueur et de proximité une politique de soutien aux secteurs et aux agents économiques victimes des conséquences de la pandémie et aux catégories sociales qui souffrent.
Le secteur déterminant de la réussite ou de l’échec de notre stratégie de lutte contre le Covid-19, c’est le système des transports en commun
Le nœud gordien, le secteur déterminant de la réussite ou de l’échec de notre stratégie de lutte contre le Covid-19, c’est le système des transports en commun ; en particulier dans les grandes agglomérations. Le gouvernement doit impérativement trouver la solution. Faute de quoi, c’est la voie ouverte à la contamination de masse et la dilapidation de tous nos acquis.
L’urgence, c’est d’assurer le retour progressif au travail et à la production, tout en bloquant l’avancée de la pandémie et en protégeant les catégories sociales vulnérables. Un pan important de notre appareil économique –le tourisme et le transport international- mettra du temps à reprendre ; il nous faudra être ingénieux pour le sauver et le faire redémarrer. La solidarité européenne est essentielle.
Le monde est en train de changer très vite. Les chaînes de production sont en bouleversement. La crise économique profonde que traverse le monde et que nous subissons sévèrement est, comme les grandes crises, le moment où s’élaborent les grandes mutations, les révolutions scientifiques et techniques. Il nous faut y être attentifs.
Questionnez les industriels du textile, vous les entendrez vous dire que leurs carnets sont remplis de commandes venant d’Europe, que des partenaires qui les ont naguère quittés pour s’installer en Chine veulent reprendre langue avec eux.
L’Europe révise dans l’urgence ses alliances et ses chaînes de valeur; la Tunisie fait partie de l’espace de projection de nombre de ses acteurs
Ce n’est pas seulement le secteur textile qui reprend vie ; il semble bien que de nombreux autres segments économiques soient en train de prendre des couleurs. L’Europe révise dans l’urgence ses alliances et ses chaînes de valeur ; la Tunisie fait partie de l’espace de projection de nombre de ses acteurs. A nous d’être attentifs à ces mutations, à ces bouleversements et à construire un nouvel avenir. L’après-Covid-19 est un nouveau monde ; nous devons participer à sa construction.
Jacques Attali, dans une récente note prospective, parle d’un ordre mondial nouveau. Est-ce une manière voilée d’annoncer la fin de la mondialisation ?
Les événements que nous sommes en train de vivre montrent avec éclat combien l’espèce humaine est une, exposée au pire comme au meilleur. Partout les voix s’élèvent pour demander l’avènement d’un monde nouveau, respectueux de la bio-diversité, de l’environnement.
La «mondialisation» n’est rien d’autre que la libération des flux de toute sorte qui lient les humains habitant cette planète par-delà les distances, par-delà les différences
L’humanité est une ; aucune barrière ne saurait être érigée pour en empêcher, encore moins interdire les échanges. La «mondialisation» n’est rien d’autre que la libération des flux de toute sorte qui lient les humains habitant cette planète par-delà les distances, par-delà les différences. La libération des flux, c’est cela la mondialisation. Ce qui la caractérise aujourd’hui, c’est qu’elle est dirigée et qu’elle sert les intérêts cupides d’une infime minorité de puissants, qui n’ont en perspective que son exploitation minière, destructrice et non sa préservation.
S’il y a un mouvement mondial que cette pandémie a soulevé avec force aux différents recoins de la planète, c’est bien un mouvement citoyen appelant de toute son énergie à une mondialisation vertueuse, protectrice de la faune et de la flore, préservatrice de la pureté de l’air, de la terre, des glaciers et des mers ; offrant aux générations qui nous succèdent et qui leur succèderont un monde viable ; un monde où il fait bon vivre.
Les forces qui appellent à la fin de la mondialisation sont les forces chauvines, les forces du repli et de l’enfermement. Elles sont à contre-courant d’un mouvement impétueux de rapprochement des humains. En vérité, elles participent d’une mondialisation agressive, antithèse du respect du monde et de sa reproduction au service de l’espèce humaine et des espèces vivantes.
C’est dire donc que c’est de la fin de cette mondialisation-là qu’il s’agit aujourd’hui, et c’est en même temps dire qu’il s’agit pour nous, aujourd’hui et maintenant, de construire une autre mondialisation. Cette mondialisation, en clair détachement-déconnexion de l’ancienne/actuelle, c’est la mondialisation de l’après-Covid-19.
Mahmoud Ben Romdhane, Pr universitaire d’économie, Membre de l’Académie Beit El Hikma
Propos recueillis par Ali Abdessalam