Autant ils ont été pressés de convoquer la précaution pour prescrire le confinement, autant certains experts évitent de se conformer à ce principe et tombent dans la précipitation du chiffrage et de la quantification de dynamiques que personne ne comprend réellement. Histoire probablement de figer l’instant, de se prendre en photo avec des courbes et l’effondrement comme toile de fond.
Malgré notre bonne étoile, ou notre immunité naturelle (de “troupeau“ ?), qui semblent nous avoir évité le pire, et démenti toutes les prévisions, il est encore trop tôt pour crier victoire.
Non seulement parce que le virus n’a pas encore révélé tous ses secrets et qu’un éventuel rebond de l’épidémie aurait des conséquences encore plus désastreuses, mais parce que nous n’en sommes qu’au tout début de la vraie crise. Celle économique et sociale.
Prévisions précipitées…
A l’évidence, nous attendrons encore longtemps un vaccin qui sera la condition nécessaire mais non suffisante, pour un début de solution. Tant que les scientifiques n’auront pas dit leur dernier mot, le doute et l’incertitude planeront. Et indépendamment des taux de mortalité et de la fiabilité des statistiques, cette incertitude agira comme un poison qui paralysera l’économie mondiale, avec tout ce que cela implique comme effets accélérateurs et amplificateurs de la crise, impossibles à prévoir et encore moins à maîtriser.
C’est d’ailleurs ce qui amuse ou exaspère dans l’attitude de certains experts, qui avancent déjà des chiffres de décroissance alors que l’ampleur réelle de la crise reste totalement méconnue. On nous prévoit des pourcentages de recul du PIB qui vont du simple au double (appréciez la marge d’erreur), alors que personne ne peut encore dire quand et comment la crise épidémiologique prendra réellement fin. Quand et dans quelles conditions la confiance des investisseurs ou celle des simples citoyens se rétablira pour reprendre une « vie normale ». Cette façon d’être, de vivre, de produire et de consommer, qu’on nous dit pourtant nécessairement dépassée.
Toute la littérature sur les incertitudes, les bifurcations, la sensibilité aux conditions initiales, les théories du chaos, etc. est passée par pertes et profits, devant les estimations savantes de certains manipulateurs de modèles, aux idées formatées par les grandes machines à réciter que son devenues nos universités et pourtant habitués à être systématiquement démentis par le réel et à rater tous les vrais tournants de l’économie nationale et mondiale.
En prime, on vous servira comme proposition soit de faire un programme «pour faire des propositions» -cela tourne un peu en rond mais peut impressionner-, soit de «changer de modèle de développement», en veillant à ne pas bousculer les bonnes lois du paradigme néolibéral qui le sous-tend. Un véritable «joker», un serpent de mer ou une coquille vide dont tout le monde parle sans jamais lui donner un réel contenu.
C’est cette légèreté de l’approche du développement, cette obsession du chiffrage, cette manie de confondre corrélations et explications, cette frénésie de faire tourner des modèles qui permettent de tout expliquer sans rien comprendre, qui sera elle-même non pas un début de solution, mais une partie du problème.
L’art de créer de nouveaux problèmes…
Oui, à chaque fois que nous faisons semblant de maîtriser le cours des événements et de sortir les solutions des entrailles de la dernière version du meilleur des logiciels, nous créons de nouveaux problèmes. Ça aurait pourtant dû être l’une des premières leçons de cette crise du Covid-19.
Ces experts oublient ou font semblant d’ignorer que vue l’incertitude réelle et l’ignorance dans laquelle nous évoluons, leurs propositions –qui se ressemblent désespérément- apportent certes des solutions à des équations théoriques, mais serviront davantage de justifications à des choix politiques, que de réponses à des problèmes économiques pratiques. Ils ignorent ou veulent passer par pertes et profits le fait que les choix économiques sont en réalité des choix politiques. Et que cette proposition est encore plus vraie en période de crise.
Lorsque l’émotion devient au moins aussi vive que la raison et qu’il s’agit de départager les coûts, les risques et parfois les bénéfices d’un naufrage économique individuel ou collectif.
La Constitution n’est pas un exercice en amphi
D’ailleurs, cette dérive mi-académique, mi-narcissique, a déjà sévi dans les mauvais choix constitutionnels que nous traînons depuis l’autre grande crise qu’a été la « révolution », lorsque nos juristes ont crû bon de confondre la rédaction du texte fondamental pour la République, avec un exercice en amphi ou une belle production aseptisée d’un groupe de chercheurs unifiés.
Encore une fois, en temps de crise, les problèmes ne sont ni économiques, ni juridiques, ni sociaux, ni encore moins techniques. Ils sont tout cela simultanément et sont donc, avant tout, politiques. Face à l’incertain, les experts gagneraient à prendre de la hauteur et du détachement, à douter et à faire preuve d’humilité, à reconnaître les limites de leur rationalité et non seulement celle des « agents économiques », à sortir de la linéarité et des identités figées. Une véritable approche d’économie politique du développement, que quelques rares chercheurs tunisiens, dont le professeur Mahmoud Ben Romdhane, ont creusé (voir par exemple, le livre « Tunisie, la Démocratie en quête d’Etat », Sud édition, 2018), pourrait, à juste titre, être prolongée pour comprendre la crise dans la diversité de ses perceptions et dans la pluralité des intérêts qui accompagneront son déploiement.
Bref, nous voulons inviter certains experts pris dans le tourbillon médiatique à être un peu plus sages et savants, ou du moins à s’exercer à l’esprit critique des chercheurs en action. Ils éviteraient ainsi de perpétuer les mêmes erreurs méthodologiques des sachants : celles de travestir une ignorance par du chiffrage, d’esquiver une incertitude radicale par le recours à un habillage quantitatif et à une sophistication mathématique, d’évaluer les dégâts d’un séisme mondial inédit, à partir d’un modèle d’équilibre général (et néanmoins local) aménagé. Alors qu’elle aurait pu rester « simplement » méthodologique, la persistance dans l’erreur relève du show médiatique et devient rapidement une faute politique.
Pr. Karim Ben Kahla