La Tunisie vit, avec le spectre de Covid-19, des moments très difficiles depuis le début du mois de mars 2020, l’acculant pour contenir les menaces qui pèsent sur les vies humaines au confinement général de la population durant trois semaines d’affilée et au confinement ciblé pour quarante jours supplémentaires.
Les retombées sur la société et l’économie sont, d’ores et déjà, considérables. Le bulletin de conjoncture du Forum Ibn Khaldoun de mars dernier présente une première évaluation de l’impact de la paralysie de plus des deux-tiers du tissu économique tout au long de trois semaines d’affilée.
Au-delà des urgences du très court terme qui sont en train d’être assumées par d’importantes injections de liquidités au prix d’un chambardement des équilibres budgétaires et monétaires de l’année, la Tunisie fera face, au cours des prochaines semaines, à l’instar de la plupart des pays de la planète, à de redoutables tensions et pressions sur les plans économique, social et financier.
Comment y faire face tout en évitant d’hypothéquer l’avenir ? Quelles sont les politiques et les actions susceptibles de minimiser le coût social de la crise tout en créant les conditions d’une forte relance de l’économie dès que les conditions le permettent ? Quelles sont les transformations du tissu économique à amorcer afin d’accéder à un palier de développement supérieur sur des bases viables et durables?
Ces interpellations ont fait l’objet d’un débat tenu le mardi 5 mai 2020 par le Forum Ibn Khaldoun pour le développement, ayant pour support le bulletin de conjoncture de mars, d’une part, et deux présentations liminaires: la première porte sur l’impact de la crise sur l’entreprise -présentée par Abdelhamid Triki, ancien ministre du Plan, alors que la seconde est centrée sur l’impact de la crise sur les personnes à revenus précaires, présentée par Essma Ben Hamida, co-fondatrice de Enda Tamweel.
Les développements ci-après en restituent, après enrichissement par des études complémentaires, les principales conclusions et recommandations, pour faire face au triple enjeu économique, social et financier de la crise que vit le pays.
Première partie: L’enjeu économique et les mesures requises
Toutes les études disponibles sur l’impact économique du Covid-19 convergent vers une baisse du PIB d’un minimum de 4 pour cent, tout en laissant présager une récession plus forte dans le cas où le déconfinement sera contrarié par de nouvelles vagues d’épidémie.
L’entreprise, en tant que cellule de base du tissu économique, subirait de plein effet les contrecoups de la crise sanitaire :
– directement, sous l’effet du confinement d’une partie de la force de travail entraînant une importante baisse de l’offre ; c’est le cas des entreprises opérant dans les activités soumises au confinement général et/ou ciblé qui représentent plus des deux tiers du tissu industriel tunisien;
– indirectement du fait de la baisse attendue de la demande extérieure et également de la demande intérieure sous l’effet de la diminution des revenus d’une partie de la population qui perd son emploi et/ou qui est empêchée de travailler au cours de la période de confinement.
Face à cette situation, de nombreuses mesures, détaillées en pièce jointe, ont été mises en œuvre.
Elles paraissent, dans l’ensemble, nécessaires, qu’il s’agisse des mesures de report des échéances relatives à la fiscalité, à la sécurité sociale et aux prêts bancaires, ou qu’il s’agisse des lignes de financement et de garantie, ainsi que des fonds d’investissement pour soutenir la petite et moyenne entreprise.
Elles sont importantes dans la mesure où elles sont évaluées à plus de 2 pour cent du PIB.
Il n’en demeure pas moins que l’ampleur de la crise impose, outre la diligence dans la mise en œuvre effective et rapide des mesures annoncées, des efforts supplémentaires sur les plans monétaire et économique. Elle impose aussi l’amorce d’une profonde transformation de l’économie tunisienne à la lumière des principaux enseignements qui s’en dégagent afin de lui conférer davantage de résilience et de perspectives de développement.
I. La réponse monétaire et financière mérite d’être ajustée
La baisse d’un point du taux directeur décidée par la BCT est dans la bonne direction même si l’inflation enregistre un rebond durant le mois de mars 2020. La plupart des Banques centrales ont recouru à des démarches similaires avec des baisses pour la plupart d’entre elles variant de 0,25 point à 1 point afin d’améliorer la marge de manœuvre en matière de riposte contre le coronavirus.
La réponse de la BCT gagnerait, de concert avec le ministère des Finances, à être, cependant, ajustée pour prendre en compte le caractère de “force majeure” de la crise que vit l’entreprise sous l’effet du confinement.
Trois pistes pourraient être envisagées à cet effet :
– L’annulation du taux d’intérêt durant la période de confinement pour les entreprises bénéficiant de la suspension de remboursement.
– L’extension de la bonification de 3 points en vigueur pour les nouveaux projets du secteur productif aux projets de restructuration particulièrement aux activités sinistrées à l’instar du tourisme, de l’industrie de l’habillement et de l’industrie électrique.
– Le financement des fonds de roulement des entreprises opérant dans les secteurs fortement sinistrés suivant des conditions de faveur.
Par ailleurs, la récente annonce du ministère des finances d’augmentation de la ligne de garantie des prêts aux entreprises, initialement fixée à 500 millions de dinars gagnerait à être précisée tout en l’insérant dans le cadre d’une approche transparente et de procédures simplifiées pour conférer à cette importante mesure la visibilité et l’efficacité requis.
II. La réponse économique gagnerait à être renforcée
Le soutien de l’entreprise en matière de trésorerie, pour vital qu’il soit, ne peut donner les résultats escomptés en matière de reprise de la production que s’il est suivi par une relance de la demande.
Or, les expectatives du court terme laissent présager un effondrement de la demande extérieure, évaluée entre -30 et -40% selon la CNUCED pour l’année 2020. Il en serait de même, quoique à un taux moindre, de la consommation intérieure sous l’effet des restrictions en matière de déplacement et des changements dans les comportements des ménages.
Pour réduire les pressions attendues sur le marché de l’emploi tout en relançant la production, il est proposé :
1. Un plan d’urgence pour les industries exportatrices
Les entreprises insérées dans des chaines de valeur mondiales travaillant dans le régime douanier de l’offshore seront, en effet, particulièrement affectées par la crise. C’est le cas, en particulier, des industries électriques qui emploient près de 80 000 salariés et procurent des recettes nettes de 5,5 milliards de dinars dans la mesure où leur activité est totalement dépendante des chaînes de montage des automobiles à l’étranger, dont la reprise risque de prendre du temps, malgré les importantes mesures de relance annoncées par la plupart des pays de l’OCDE.
Le plan d’urgence pourrait comporter, après concertation avec la Fédération des exportateurs et les Chambres mixtes, l’octroi de prêts pour aider les entreprises en difficulté à faire face aux problèmes de trésorerie, l’éligibilité aux mécanismes de formation professionnelle pour une partie de leur personnel, la mise en place de structures de suivi et de veille, notamment avec les investisseurs étrangers, pour les aider à surmonter les problèmes sociaux et administratifs et à se préparer à la relance de leur activité dès que les conditions sanitaires et de celles de l’environnement international le permette.
2- Une politique de soutien ciblé du produit tunisien sur le marché intérieur
La politique de soutien proposée concerne, en particulier, le secteur du textile/l’habillement qui emploie 240 000 personnes, et le secteur de l’artisanat qui offre des sources de revenus à près de 300 000 personnes, avec notamment :
– le lancement de vastes campagnes de promotion des marques tunisiennes du textile/habillement sur le marché tunisien;
– la réorganisation du secteur de la fripe de façon à concilier entre le caractère social de ce secteur et les exigences de préservation du potentiel de production et d’emploi de l’industrie tunisienne de l’habillement et des chaussures;
– la mise en place d’une ligne de financement à la disposition de l’ONA pour stocker, éventuellement, les produits des artisans;
– l’augmentation des expositions et des points de vente des produits artisanaux dans les foires nationales et régionales;
– la révision des cahiers de charge des bâtiments publics et des unités hôtelières pour insérer l’utilisation de produits artisanaux notamment en matière de décoration;
– l’incitation des grandes surfaces à créer des rayons spécialisés pour l’habillement tunisien et les produits de l’artisanat avec éventuellement la mise en place de facilités de paiement à l’instar des produits électroménagers;
– la prohibition de l’importation et de la commercialisation des produits concurrençant déloyalement les produits artisanaux tunisiens en faisant valoir l’exception culturelle admise par l’OMC.
3. Un vaste programme de rénovation et de mise à jour du tourisme
La période de sous exploitation qui va marquer ce secteur en 2020 et peut être aussi l’année 2021 pourra être exploitée pour lancer un vaste programme de mise à niveau et de rénovation touchant, a priori, les différentes composantes du secteur allant de l’hôtellerie et de la restauration, à l’environnement des villes, aux circuits touristiques, aux musées et aux sites archéologiques et ce dans le cadre d’une approche modulaire prenant en compte les possibilités de mobilisation des capitaux.
Ce n’est pas le grand luxe qui doit être recherché mais plutôt la propreté, la fonctionnalité, la qualité des prestations, l’informatisation de la gestion, la connexion au haut débit, le professionnalisme des employés, la touche et le cachet tunisiens dans la restauration et les décorations, la qualité de l’accueil dans les aéroports et dans les postes frontaliers ainsi que les facilités de change.
Un tel programme solliciterait pratiquement tous les métiers et tous les secteurs. Il créera de l’emploi à court terme tout en étant rentable financièrement et économiquement ; car le produit touristique qui en résulterait serait, de loin, de meilleure qualité.
III. Une accélération de la transformation de l’économie tunisienne est plus que jamais nécessaire
Toutes les études menées révèlent la nécessité de négocier rapidement un nouveau tournant de l’économie tunisienne privilégiant les activités à fort contenu de savoir compte tenu d’une part de l’importante transformation de la demande additionnelle d’emploi, composée désormais de plus de 60 pour cent par les sortants des universités et des instituts supérieurs de formation et, d’autre part, de la concurrence ardue de la part des pays pratiquant la politique des bas salaires.
Plus précisément, les débats organisés et les études réalisées par le Forum Ibn Khaldoun tout au long des trois dernières années avaient mis l’accent sur l’intérêt qu’aurait la Tunisie à se positionner en tant que plateforme régionale d’excellence dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de l’environnement et des nouvelles technologies, en tant que nouveaux relais de croissance ayant d’importants effets induits sur les autres secteurs ainsi que sur toutes les régions.
1. Le secteur de la santé pourrait être un important vecteur de développement
Les débats organisés par le Forum ibn Khaldoun sur le « dilemme de la santé publique » et sur « les enjeux de la réforme du secteur de la santé » ont révélé que tous les ingrédients existent pour faire du secteur de la santé un secteur d’excellence à rayonnement régional, offrant des produits et des services de qualité pour répondre aux besoins de la population tunisienne ainsi que de la demande régionale.
La Tunisie dispose, en effet, de ressources humaines hautement qualifiées en matière de soin médicaux et de production de médicaments. La crise sanitaire en a été un important révélateur en Europe et ailleurs. De la sorte, outre les besoins croissants en soins médicaux des Tunisiens, le tourisme médical peut constituer une importante niche pour exploiter une demande progressant selon l’OMS, de 15 à 25 pour cent par an.
De nombreuses recommandations ont été, à cet égard, formulées pour faire du secteur de la santé un important moteur de développement. Les plus significatives en sont :
– La mise à niveau de l’hôpital public en tant que pôle de référence en matière des prestations de soin, de recherche et de formation des cadres médicaux et paramédicaux.
– L’élaboration d’un statut juridique de l’hôpital à but non lucratif assurant, aux côtés de l’hôpital public, le service de santé ainsi que le développement de la recherche et de la formation.
– Le renforcement de l’agence nationale de l’accréditation pour en faire une instance de régulation indépendante assurant la qualité et la sécurité des soins suivant les référentiels internationaux.
– La mise en place d’une agence nationale du médicament jouissant de l’indépendance financière et administrative regroupant toutes les structures qui s’occupent du médicament.
Un effort particulier devra être déployé, par ailleurs, en direction de la rénovation et de la modernisation du réseau national des dispensaires pour en faire des structures informatisées, dotées du personnel qualifié et des équipements requis afin d’en faire un système de santé décentralisé, offrant les soins essentiels tout en étant des structures de veille et un important levier pour faire face à des éventuelles nouvelles épidémies.
2. La transformation numérique de l’économie tunisienne, une haute priorité
Le tournant numérique est désormais à la portée de la Tunisie. La crise sanitaire a donné un formidable élan au travail à distance, aux réunions virtuelles et à l’utilisation des paiements électroniques. Il est important, et sans tarder, de s’atteler à renforcer cet élan. Cela pourra donner à l’économie tunisienne un important nouveau souffle non seulement en matière de création de richesses et d’emplois mais aussi en matière d’amélioration de la compétitivité de tous les secteurs socio-économiques.
En effet, tous les éléments pour passer à un palier supérieur existent ou peuvent exister à des coûts modérés et dans des délais relativement rapides. Plus de 8 000 diplômés en informatique se présentent chaque année sur le marché du travail. Beaucoup d’entre eux, faute d’emplois décents en Tunisie, acceptent les offres d’emplois à l’étranger.
La nouvelle loi mise en œuvre pour les startups offrant, a priori, un cadre légal incitatif à l’investissement dans des projets innovants, est opérationnelle. Des mécanismes de financement sont, par ailleurs, mis en place, notamment dans la coopération internationale pour le financement des fonds propres et des quasi-fonds propres des start-up ainsi que pour la transformation numérique des services centrés sur les usagers.
Il importe d’assurer la mise en œuvre des projets engagés tout en les complétant afin de renforcer la dynamique de transformation digitale à travers notamment :
– L’accélération des programmes de l’infrastructure du haut débit, nécessaire au développement des TIC en particulier dans les régions de l’intérieur car malgré les importants efforts déployés, la Tunisie continue à accuser un important retard dans ce domaine ; en témoigne le faible nombre d’utilisateurs d’internet en haut débit (8.8 pour 100 habitants en 2018 soit le quart de celui du Portugal) et le nombre réduit de serveurs sécurisés (316 serveurs par million d’habitants soit 2% du nombre de serveurs en place au Portugal)
– L’engagement d’un vaste programme d’informatisation des grandes entreprises publiques concomitamment à celui de l’administration centrale, régionale et des collectivités locales.
– Le développement des parrainages par les banques et les grands groupes publics et privés pour aider les jeunes sortants des universités et des centres de formation à créer leur start-up et pour les soutenir, éventuellement, durant la première période de démarrage de leur projet.
3. L’industrie de l’environnement offre d’importantes opportunités
Comme cela a été relevé dans l’étude publiée par le Forum Ibn Khaldoun consacrée aux éléments de stratégies de développement, la Tunisie est l’un des rares pays du Sud qui ont un environnement institutionnel couvrant les différents aspects de préservation de l’environnement avec notamment l’Office national de l’assainissement (ONAS), l’Agence nationale de protection de l’environnement (ANPE), le Centre international des technologies de l’environnement en Tunisie (CITET), l’Agence nationale de gestion des déchets (ANGED) et l’Agence de maitrise de l’energie (ANME).
Elle dispose, en outre, d’une expertise acquise par une longue expérience en matière de mobilisation de l’eau et de son recyclage ainsi qu’en matière de conservation du sol, de lutte contre la désertification et d’économie d’énergie.
Ce potentiel pourrait être davantage valorisé pour améliorer la qualité de l’air, de l’eau, préserver les zones forestières et la biodiversité ainsi que la propreté des zones urbaines mais aussi et surtout pour conférer aux produits tunisiens le label écologique qui sera, certainement, un plus sur le plan de la compétitivité sur les marchés extérieurs.
L’expertise tunisienne pourrait être, également, un important créneau d’exportation, notamment dans le cadre de la coopération triangulaire d’autant que la crise sanitaire que vit le monde semble ressusciter un fort courant international en faveur de la réalisation des Objectifs de Développement Durable pour l’horizon 2030.
Suivra la 2ème partie: L’enjeu social et les recommandations proposées
Forum Ibn Khaldoun pour le développement le 20 mai 2020