La polémique qu’a suscité la décision du maire (nahdhaoui) du Kram (banlieue nord de Tunis), Fathi Laâyouni, de créer un fonds dédié à la collecte de la zakat, aumône légale dans le droit musulman (chariaa), a levé le voile sur deux déficiences majeures de la transition démocratique en Tunisie.
Par Abou SARRA
La première, d’ordre législatif, concerne la loi électorale en vigueur. En cause, particulièrement l’article qui stipule que le scrutin a lieu sur des listes et en un seul tour. Cet article, qui favorise les partis riches enclins le plus souvent à «acheter les voix des gens» pour gagner qu’à servir le pays, a permis au maire du Kram d’être élu à la tête d’une liste nahdhaouie avec seulement 2 918 voix sur un total de 7 579 votants.
L’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), qui a fourni cette indication, ajoute que le nombre des électeurs inscrits aux élections municipales de 2018 s’élève à 30 179 tandis que celui des citoyens de cette ville en âge de voter s’élève à 53 000 sur un total d’habitants de 74 132.
Elu avec 3 000 voix, il décide du sort de 75 000 habitants
La question qui se pose dès lors est de savoir comment cette minorité élue à la tête du Conseil municipal de la ville du Kram, avec seulement 3 000 voix environ, s’est-elle permise d’engager, au nom d’une population de 75 000 habitants, une aussi importante réforme dont l’ultime objectif est de changer le modèle de société en Tunisie.
Autre question qui mérite une réponse officielle, celle de savoir comment les autorités administratives ont-elles toléré que le maire du Kram ait pu disposer, du temps matériel requis, pour hyper-médiatiser son projet alors qu’il violait l’article 6 de la Constitution qui stipule : « L’État est gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes ; il est le garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane ».
En plus clair encore, tout ce qui touche à la religion est du domine exclusif de l’Etat.
Ces mêmes autorités ont failli également à leur devoir d’appliquer la loi en fermant les yeux sur la logistique mise en place pour faire non seulement aboutir le projet mais également pour le généraliser à toutes les mairies nahdhaouies du pays à travers l’élaboration, à cette fin, d’un guide, voire d’un mode d’emploi.
Il a fallu que le scandale éclate le jour de l’inauguration de ce fonds pour que ces autorités décident de réagir et de rappeler à l’ordre le maire contrevenant.
Pour ce faire, le gouverneur de Tunis a recouru au Tribunal administratif arguant que le maire du Kram ne s’est pas conformé aux procédures en vigueur prévues par l’article 138 du code des collectivités locales.
Car, c’est sur la base d’une fausse interprétation de ce même article qui autorise les municipalités à collecter des dons que Fathi Laâyouni a justifié la légalité de la création du Fonds de Zakat, omettant délibérément la dimension religieuse de cette aumône laquelle est du ressort exclusif de l’Etat.
Pour sa part, le ministre des Affaires locales, Lotfi Zitoun (Nahdhaoui), après avoir tergiversé, a fini par se ranger du côté de la loi et de s’opposer donc au maire du Kram en déclarant, clairement, sur sa page Facebook que « La Zakat n’est pas un don ». Dont acte.
Tout indique, par ailleurs, que la création de ce fonds controversé va être annulée conformément à la loi, et que l’affaire sera, incessamment, classée, d’autant plus qu’il existe un antécédent. Les seniors de Fathi Laâyouni, en l’occurrence les députés nahdhaouis de l’actuelle législature ont tenté, sans succès lors de la discussion de la loi de finances 2020, au mois de décembre 2019, de faire passer sans succès un article similaire prévoyant la création d’un fonds de zakat à l’échelle nationale. La proposition a été rejetée par 93 voix, 74 pour et 17 abstentions.
Légitimité vs légalité des élus ?
La seconde déficience relevée consiste en le taux d’abstention élevé des électeurs de la ville du Kram. En effet, sur un total de 53 000 ayant le droit de voter, seuls 30 000 ont daigné s’inscrire aux élections municipales de 2018 dont 7 579 ont accepté de faire le déplacement pour voter, soit 10% de la population de cette ville.
L’ampleur de cette abstention est alarmante et interpelle les citoyens de la ville industrieuse du Kram et leur fait assumer la responsabilité de la liberté d’action accordée à ce maire légalement élu d’imposer son diktat et sa vision rétrograde des choses.
L’affaire de la création d’un fonds de zakat doit, logiquement, les secouer pour prendre conscience que les élections municipales sont des élections très importantes tant il y va de la pérennité de leur citadinité et de leurs intérêts de proximité.
Par ailleurs, cette abstention vient justifier l’inefficience de cette démocratie représentative en ce sens où elle ne contribue pas à résoudre les problèmes du plus grand nombre des gens.
Quelque part, elle donne entièrement raison, au regard des dérapages qu’elle a générés avec cette tentative de création d’un fonds dédié à la collecte de la Zakat, à l’approche développée par le président de la République, Kaïs Saïed. Cette approche distingue entre la légalité des urnes -qui fait accéder des élus au pouvoir- et la légitimité de ces mêmes élus -qui se doivent de servir les intérêts exprimés des citoyens qui les ont élus et non les intérêts de leurs partis.
Tout porte à croire que les Tunisiens ne pourront pas faire l’économie d’un débat national sur cette légalité des élus des partis, jusque-là synonyme d’opportunisme, d’inaction et d’immobilisme, et sur la légitimité de ces mêmes élus, laquelle, pour peu qu’elle soit respectée, peut générer réalisations, progrès et prospérité pour l’ensemble des Tunisiens.