La scène s’est déroulée dans le bureau local de l’UGTT, un espace lugubre sentant l’humidité et le renfermé. Un couloir donnant sur une unique pièce, qui s’ouvre sur une minuscule courette renfermant un robinet de jardin et ce qui ressemble à des sanitaires, permettant de laisser pénétrer un peu de lumière et dans laquelle sont entreposés les petits drapeaux, les banderoles et des pancartes, reliques des dernières actions, telle une sacristie …
Au milieu, trône une vieille table en bois avec tout autour un assortiment de chaises dépareillées et défraîchies, recouverte d’un morceau d’étoffe flétrie qui s’effilochait, fièrement occupée par le secrétaire général, un petit fonctionnaire de l’enseignement à la retraite, fade et sans envergure, mais un personnage bien rodé aux méandres tortueux des actions de terrain et sachant conjuguer avec dextérité, le syndicalisme de base et la fripouillerie.
Un plafond enfumé par la persistance d’épais brouillards tabagiques, duquel pend une ampoule nue et les mûrs sont meublés par les ornements sacerdotaux : le drapeau national, celui de la centrale et le sempiternel drapeau palestinien avec les figures historiques et légendaires du mouvement syndical et diverses attestations et médailles d’honneur … Bref, un cadre misérabiliste insufflant une atmosphère glauque et pesante.
Je n’étais pas un habitué des lieux, je n’y avais mis les pieds qu’à deux occasions, la première pour prendre le départ d’une manifestation autorisée par le régime pour protester contre l’invasion de l’Irak par les troupes américaines et la seconde, après la chute de ce même régime, suite aux événements qu’on connaît … Il faut reconnaître qu’il était l’unique gîte ouvert, offrant l’hospitalité à tous ceux qui veulent échanger des informations et des visions pour l’avenir, des plus fantaisistes aux plus prosaïques. Bref, une authentique “salad bowl” dans une ambiance déjantée, un cadre informel avec des discussions à bâtons rompus, une époque avant la grande désillusion et où il était encore permis de rêver …
Prêts à s’allier avec le diable pour accéder au pouvoir!
Il était question ce jour-là, de la position des islamistes qui ont commencé à pointer le bout du nez. Prenant la parole, j’ai balancé calmement et de but en blanc que, les intégristes sont prêts à s’allier avec le diable pour accéder au pouvoir ! Phrase qui m’a fait attirer les foudres d’un des présents, il s’est mis hors de lui, à fulminer et à invectiver contre moi, comme si j’ai blasphémé ! Il s’en est fallu de peu qu’il ne m’agresse physiquement et quand j’y repense, je crois que je ne dus mon salut qu’à mon âge canonique et à mon statut d’universitaire, impliquant une certaine respectabilité. Quelqu’un d’hystérique et d’insignifiant pour moi, visiblement d’obédience frériste donc rompu à la logique de la force, que je ne connaissais pas avant cet incident, pourtant on était dans une petite ville où tout le monde connaît tout le monde, autant les mauvais payeurs que les maris infidèles…
Le cours de l’histoire m’a encore donné raison dans ce que j’ai avancé … Je n’ai aucunement la prétention d’être un extralucide, encore moins de l’avoir vu dans ma boule de cristal que j’ai perdue, s’étant brisée depuis longtemps, mais j’estime avoir une certaine expérience et une longueur d’avance dans la connaissance de leur mode de pensée et d’action, pour avoir beaucoup exercé dans une institution universitaire qui est depuis toujours un vivier pour eux et dans laquelle, ils pullulent et continuent de proliférer gaiement …
Notre ciel est chargé et le paysage politique est ténébreux, enveloppé d’un épais banc de brume ! À croire qu’on subit la manifestation d’une cruauté céleste et les effets d’un châtiment divin car, flanqués de ces trois têtes du pouvoir, on est en proie aux affres de la nausée, du doute, du désespoir et de la détresse …
Un président de la République volage et peu fiable, d’autant plus que les personnes qui gravitent autour de lui, et la nébuleuse de laquelle il a jailli pour atteindre son poste ne sont pas des plus rassurantes. Une praxis rachitique et manquant d’élan, il se complaît dans son exercice favori de joutes de paroles et d’envolées lyriques livrées dans une métrique ondulatoire et enjolivées par un ajout de sonorités vocales stridentes et insistantes. Il s’en gargarise, s’en donnant à coeur joie et reprenant inlassablement les mêmes références poétiques, pendant que nous nous impatientons à attendre des actes qui tardent à venir et n’avons nul autre choix que de continuer à l’observer pérorer tout haut dans une éclatante illustration d’un don quichottisme archaïque !
Je le vois mal, nous épargner ses foucades pour épouser définitivement un caractère battant, se rebeller contre l’expansionnisme de la confrérie et l’appétit gargantuesque de pouvoir de son président, afin d’opérer un bouleversement et faire évoluer la situation en sa faveur.
C’est uniquement dans la désignation de conseillers, aussi utiles que le sexe d’un prêtre, qu’il n’y va pas de main morte …
Ne faudrait-il pas lui apprendre qu’il y a un temps raisonnable pour la discussion et qu’après, il faut savoir décider ?
Les femmes, leur insurmontable complexe et leur lancinante obsession …
Les alliances douteuses, les décisions hasardeuses, la servitude au régime en place en Turquie, ont valu aux islamistes la défiance d’une large majorité de gens.
Cette proscription n’émane pas d’un simple caprice, elle prend sa source dans la conviction largement acquise sauf pour les plèbes qui continuent à les suivre bovinement, qu’ils n’apporteront pas de solutions aux misères des petites gens, au chômage des jeunes, à l’absence de développement car, ils n’ont pas de vision rationnelle et se situent aux confins de la bêtise.
Ils ne cherchent qu’à se servir, ne pensent qu’à eux-mêmes aux dépens des autres et se jouent des émotions des gens en voulant obtenir leur soumission par l’intimidation et la peur. Ils portent en eux des fragrances de haine et les germes de la division de la société sur fond de religion et de régionalisme, qu’ils emploient pour exorciser leurs complexes d’infériorité dont notamment celui du petit garçon, à qui on a pris son ballon …
Ils sont incapables de produire de la pensée ! Leur connait-on une quelconque contribution intellectuelle, l’apport d’une pierre à l’édifice de la pensée universelle ? Que dalle ! Walou !
Depuis leur prise de pouvoir, ils se sont acharnés pour stigmatiser tout esprit critique et ostraciser les élites, les intellectuels et les syndicalistes !
Ils portent en eux une aigreur et une rancœur contre le peuple, pensant qu’il ne les a pas suffisamment soutenus dans leur combat contre l’ancien régime, mais oubliant que le projet qu’ils présentaient se résumait en l’instauration d’un État islamique, ce qui est loin d’être alléchant et accrocheur.
D’ailleurs, il ne fait aucun doute pour moi, que leur querelle avec Ben Ali, n’était guère pour arracher la démocratie et les libertés pour tous ou pour le bonheur du peuple mais plutôt pour la prise du pouvoir et l’installation du modèle sociétal qu’ils projettent dans lequel, il y a peu de place pour le baroque, la beauté et les femmes, qui restent leur insurmontable complexe et leur lancinante obsession …
Ils sont étrangers au pays, étrangers à notre culture ancestrale. Nous ne partageons pas les mêmes valeurs humaines, ne vivons pas et ne portons pas le même regard sur l’islam.
Faisant ouvertement allégeance à des forces étrangères, ils ne voient dans la patrie qu’un bout de terre puant le fumier et la tourbe, à conquérir, à exploiter et à revendre aux plus offrants de leurs maîtres … Cela donne des nausées !
Le glas de la confrérie a sonné, la plupart des gens l’ont vomie
Ils ont beau avoir tout d’une organisation digne du milieu avec des caïds, des lieutenants et des poussières de sous-fifres exécutant les basses besognes, user de manœuvres occultes, bénéficier de réseaux de professionnels et des soutiens étrangers, des ressources financières colossales pour se protéger, ce que n’ont pas les citoyens ordinaires, mais rien n’y fait, ils savent pertinemment qu’ils sont morts politiquement, que les gens sont excédés de les voir rafler abusivement les privilèges, que leur chute est inéluctable et imminente mais se comportent comme un chef militaire qui, sachant qu’il a perdu la guerre, livre sa dernière bataille, tel un baroud d’honneur !
En effet, les contrats suicidaires avec le Qatar et la Turquie, leur chef qui outrepasse son rôle, la volonté délibérée de nous entraîner dans le bourbier libyen, sont des faits qui ont fortement impacté l’opinion publique et marquent le point d’orgue d’un vacillement de plusieurs mois, pressenti après l’élection de leur chef à la présidence de l’Assemblée.
L’apothéose de leur festival d’échecs est la crise du coronavirus dont on n’est pas encore sorti, qui a révélé entre autres, la profondeur des problèmes structurels de l’État pour lesquels, ils n’ont aucune approche sérieuse de solutions.
Le glas de la confrérie a sonné, la plupart des gens l’ont vomie ! Une chute retentissante qui entraînera dans son sillage tous les partis opportunistes alliés qui, comme dans le règne animal, n’ont eu de souci que celui de conserver leur place dans la chaîne alimentaire …
Est-ce notre destin que de rester à vie tributaires des Français ou des Turcs et, pire encore, les laisser éternellement assis sur nos croupes ?
Doit-on admettre qu’un colonialisme puisse être à visage humain et plus tendre qu’un autre?
Ô que non ! L’Histoire n’a cessé de nous l’apprendre …
Justement, parlons des Ottomans et de leur passé sanguinaire ! Qu’ont-ils apporté à l’humanité ? Le pale !
Leur immiscions dans nos affaires intérieures a commencé pernicieusement par la diffusion massive de feuilletons télévisés relatant leurs épopées historiques interprétées par de jolis acteurs endossant de magnifiques costumes d’époque et évoluant dans de superbes cadres bucoliques invitant à la rêverie, de quoi accrocher et attirer la sympathie du téléspectateur moyen, dans une tentative de faire oublier les profondes plaies laissées, marquant leur passage en Tunisie, inauguré par les frères Aroudj et Khaierddine Barberousse, des corsaires qui ont fondé la régence d’Alger, repris Tunis des Espagnols et pris des prisonniers devenus plus tard des soldats-esclaves, les fameux mamelouks …
Laissant le pays dans un état de déchéance totale, ils ont fini par l’offrir au colonisateur français, ne nous léguant que la tradition des garçons de bureaux, les fameux chaouchs et d’innombrables fondouks qui ont prêté le nom à plusieurs villes tunisiennes, des caravansérails formés d’une immense cour clôturée, d’une galerie couverte sur les façades pour les chevaux et une chambre pour les voyageurs, et qui servaient surtout d’escales pour leurs chevaux au cours de périples dans les profondeurs de la Tunisie afin de collecter de force les impôts …
Un chef de gouvernement avec une tête de bébé Cadum
On a toujours pompeusement parlé de l’exception tunisienne, je le confirme dans le sens qu’on a inventé un concept totalement inédit, celui de gratifier un ministre terne et limité au bilan bancal et contesté par un poste plus important !
Est-ce une fatalité que de continuer à subir l’inexpérience de bidouilleurs et d’apprentis ?
L’actuel chef de gouvernement, avec une tête de bébé Cadum, est un piètre communicant, donc désespérément incapable de promouvoir et vendre le produit Tunisie … On ne va ni l’accabler injustement ni le dédouaner complètement, il hérite d’une dette abyssale, d’une fonction publique impotente et de trop nombreux ministres et conseillers imposés, sans expérience et tristement incompétents ; des faiblesses datant de plusieurs années, mais reconnaissons, qu’il n’a fait que couvrir ces tares et même de les aggraver en suivant les erreurs de ses prédécesseurs par la course effrénée à l’endettement public et une mauvaise politique fiscale, celle de racler à fond, tel un moujik !
Il devrait normalement, pour se racheter, passer à la paille de fer les destinations finales de tous les prêts contractés, de toutes les dépenses publiques, tous les recrutements dans l’administration depuis l’ère de la Troïka ! Je doute fort qu’il en soit capable …
Les bébés dans les cartons, les ouvrières agricoles à l’arrière d’un camion, les jeunes partis en excursion dans un autocar fou, les enfants de l’école de Regueb, dernièrement les jeunes fétards de Kairouan et la liste continue inexorablement … Que de bilans macabres ! Des affaires de plus en plus sordides pour lesquelles on n’a apporté qu’un traitement placebo, celui de créer à tour de bras des commissions d’enquête pour calmer les esprits et aspirer la grogne, comme des comités Théodule, terme ironique inventé par De Gaulle pour désigner une commission politique ou administrative d’aucune utilité si ce n’est de jouer un rôle de soupape servant à évacuer un problème embarrassant.
On ne peut qu’être écœuré par l’impuissance de la police et le laxisme des tribunaux, qui laissent des terroristes et des assassins notoires en liberté.
Aucun changement radical ne peut se produire dans le pays sans la mobilisation et le concours de l’UGTT
On nous annonce en grandes pompes l’organisation prochaine de larges mouvements citoyens de contestation, à l’écart des partis, pour acculer les islamistes dans un coin, demander la dissolution de l’Assemblée et en finir avec les délires débilitants et les bassesses de certains membres, pousser vers une réforme de la constitution, la révision du code électoral et l’accélération de la formation de la cour constitutionnelle. Des revendications susceptibles de fédérer un grand nombre de citoyens mais je suis fermement persuadé qu’aucun changement radical ne peut se produire dans le pays sans la mobilisation et le concours de la puissante centrale syndicale. Elle est la seule organisation qui a suffisamment de poids pour modifier la donne !
Il est pour moi, impératif d’en finir avec ce concept étranger d’islam politique qu’on s’acharne à nous faire ingurgiter !
Humblement, je ne vois que deux voies à emprunter pour assainir la vie politique en Tunisie et retrouver une paix et un bien-être social.
La première consiste à s’affranchir du malaise identitaire et classer définitivement cette question épineuse de sorte que, écrire ou s’exprimer dans une langue étrangère ne remette nullement notre identité en question et si, on le fait le plus souvent en arabe c’est seulement pour mieux faire parvenir l’information, puis d’un autre côté, on doit défendre mordicus le principe de laïcité dont le fondement est la liberté de l’exercice des cultes. On peut appliquer ou imposer les règles et les codes dans les lieux qui sont dédiés à la pratique, autrement dit à l’intérieur des mosquées, mais pas en dehors dans l’espace commun. Ainsi, on ne peut en aucune manière exercer une quelconque pression sur autrui pour pratiquer un culte ou imposer un code vestimentaire sans enfreindre la loi. L’État doit être réellement garant de la liberté de conscience et du libre choix de tous !
Ne pourrait-on pas en Tunisie concilier la tradition et la modernité ?
La seconde voie est comme une quête du Graal. Elle est l’application d’une idée éclatante et fondamentale, incontestablement la clé pour une gestion saine et réussie des affaires de l’État et qui tient en une phrase : la transparence dans tous les domaines doit s’ériger en dogme !
La progression dans ces deux voies est pour moi, la meilleure façon d’accélérer le travail de dépassement des traumatismes subis ces dix dernières années pour atteindre l’état d’une société résiliente, et un chemin en direction d’une ouverture lumineuse permettant d’entrevoir un futur prometteur qui redonnerait le moral et la confiance aux gens et ne laisserait personne en rade !
Par Lotfi Farhane
Professeur des Universités