Les Tunisiens de ma génération se rappellent, encore, de la fable de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. Je la raconte pour le plaisir :
«Une grenouille vit un bœuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s’étend, et s’enfle, et se travaille
Pour égaler l’animal en grosseur,
Disant : “regardez bien, ma sœur;
Est-ce assez ? dites-moi ; n’y suis-je point encore ?-
-Nenni.-m’y voici donc ?-Point du tout. –m’y voilà ?
-Vous n’en approchez point“.
La chétive pécore s’enfla si bien qu’elle creva ».
Abou SARRA
Cette fable m’est revenue à l’esprit, ces derniers jours, en observant le gourou d’Ennahdha et président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Rached Ghannouchi, faire feu de tout bois pour endosser l’habit d’un souverain et égaler, en tout, le président de la République en exercice, Kaïs Saïed. Mais faut-il pour cela empiéter sur les prérogatives de ce dernier ?
Les exemples de cette tendance burlesque à faire supporter à l’institution de la présidence de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) une dimension extra-constitutionnelle sont nombreux. Nous en avons retenu deux en raison de leur démesure et de leur aspect grotesque, voire tragi-comique à la limite.
La nostalgie de l’époque beylicale
La première concerne la cérémonie organisée au Parlement et au cours de laquelle Ghannouchi a reçu les vœux du personnel de l’ARP, à l’occasion de l’Aid El Fitr, c’est-à-dire après le 24 mai 2020.
Selon la photo publiée par le bureau de l’ARP –bien le bureau de l’ARP-, Rached Ghannouchi faisait une entrée selon « le rite des entrées royales du Moyen-âge » où les sujets étaient tenus de réserver des accueils majestueux à leur souverain.
Pour revenir à la photo, le président du Parlement traversait, à petit pas, le hall de l’ARP, tel un bey, entre deux files d’« agents » et de « cadres » de l’hémicycle rangées à droite et à gauche et dont certains l’applaudissaient. Il ne manquait à cette scène burlesque que les agenouillements et les baisemains.
C’est simplement du jamais vu dans les habitudes protocolaires du Parlement tunisien depuis l’accession du pays à l’indépendance. Pour ne citer qu’une époque récente, on n’a jamais assisté à de pareilles cérémonies ni avec Mustapha Ben Jaafar, ancien président de la Constituante (2011-2014) ni avec Mohamed Ennaceur, ancien président de l’ARP (2014-2019).
Les communiqués du Palais de Carthage ne plaisent pas à Ghannouchi
La deuxième manifestation du penchant du gourou à faire supporter à la minuscule présidence de l’ARP une plus grande dimension que ne le prévoit la Constitution, a eu lieu le 29 mai 2020. C’était à l’occasion de l’audience qu’avait accordée le président de la République au président de l’ARP, Rached Ghannouchi.
A l’issue de la cérémonie, la présidence de la République a publié, vers 15 heures de la même journée, un communiqué succinct dans lequel on y lit : «L’entretien a porté sur la situation générale dans le pays et sur des questions internationales, en particulier les développements de la situation sur la scène régionale».
Ce communiqué n’aurait pas été du goût de la présidence de l’ARP. Cinq heures après la diffusion dudit communiqué, elle publie un communiqué plus long où elle aborde d’autres questions évoquées au cours de cet entretien Saïed-Ghannouchi.
Dans ce communiqué, la présidence de l’ARP a parlé «d’interaction positive et de vision commune pour ce qui est du diagnostic de la situation générale dans le pays». On y lit également que «le Parlement a exprimé sa volonté d’interagir positivement avec les initiatives législatives d’une manière qui réponde aux attentes des citoyens et aide le pays à sortir rapidement de la crise causée par la pandémie de la Covid-19».
Et la présidence de l’ARP d’ajouter : «la réunion s’est tenue dans une atmosphère “franche et cordiale“», démentant les informations propagées par “des parties suspectes“ sur l’existence de conflits au sein de l’Etat et entre ses institutions.
Par manque de professionnalisme criant, les médias ont diffusé textuellement le communiqué de la présidence de l’ARP. Et pourtant, à notre avis, ils auraient dû, rappeler, au moins en background, que la présidence de la République avait déjà communiqué sur l’audience et reproduire le contenu du bref communiqué publié à ce sujet. Ce qui n’a pas été le cas.
Du coup, tout a donné l’impression que l’institution génératrice de l’information est l’ARP et non la présidence de la République.
Les ambitions du gourou sont très grandes
Par-delà cette propension de Ghannouchi à se comporter comme un souverain, à ne pas respecter les attributions des institutions de l’Etat, particulièrement celles de la présidence de la République et à donner l’impression que l’institution de la présidence du Parlement tunisien est trop petite pour lui, il faut reconnaître que les futurs différends qui vont probablement en découler n’annoncent rien de bon pour la stabilité du pays.
Mention spéciale pour la nocivité du gourou qui, ne l’oublions pas, a remporté, directement ou indirectement, tous les bras de fer qui l’ont opposé à tous les présidents qui se sont relayés à la tête du pays. Pour preuve, ses adversaires sont tous soit morts, soit disparu de la scène politique. Lui, il est toujours là.
Bourguiba a été destitué le 7 novembre 1987, parce qu’il voulait, selon des thèses concordantes, pendre le gourou.
Ben Ali a été amené à fuir le pays sans provoquer une véritable révolution du pays. Son départ a profité à Ghannouchi et à sa secte qui continuent, jusqu’à ce jour, à déstructurer le pays.
Vient ensuite le président provisoire, Mohamed Moncef Marzouki, dont le gourou s’est servi pour le rejeter en suite et en faire une âme errante.
La dernière victime n’est autre que Béji Caïd Essebsi que le parti Ennahdha a trahi, à la fin de son mandat, en s’alliant avec Youssef Chahed que le défunt voulait s’en débarrasser. Bajbouj serait mort par chagrin, voire par l’effet du sentiment d’être trahi, pensent certains.
Cela pour dire que l’ambition du gourou est aussi grande que la grenouille de la fable de La Fontaine et que sa prochaine cible, en l’occurrence le président Kaïs Saïed, se doit de faire très attention et de tout prévoir pour se prémunir des nuisances de «ce mangeur de présidents».
Espérons seulement qu’au regard du peu d’intérêt qu’il présente pour le pays et sa stabilité, il connaîtra, politiquement –bien politiquement-, le sort de la «pécore qui s’enfla jusqu’à crever».