L’Organisation mondiale du commerce (OMC) est mise en état de paralysie. Serait-elle en déroute, que l’on n’en serait pas surpris. Beaucoup de pays, USA en tête, poussent vers le souverainisme commercial. Avec le chacun pour soi, le commerce mondial serait mis à mal. Et, le monde connaîtrait une deuxième dérive -marchande- des continents.
Gros temps sur les perspectives de croissance.
L’énigme persiste autour du départ volontaire de Roberto Azavêdo de son poste de DG de l’OMC. En effet, ce départ est intervenu le 14 mai 2020, soit une année avant le terme de son mandat.
Roberto Azevêdo a dit qu’il ne se sentait plus l’homme de la situation. On a dit, ailleurs, que cela ressemblait à un sabordage en référence à l’image du capitaine, quand il quitte, délibérément, le navire. Il est surprenant de constater que cet épisode est traité comme un non-événement.
Outre cela, il n’existe pas, encore, de candidat à la succession du DG. Serait-il excessif de soutenir qu’on l’a poussé vers la sortie ?
En réalité, on observe qu’un vent de rejet de la mondialisation balaie le monde. Mais les raisons sont opposées. Les pays en développement s’accommodent de l’existence de l’OMC et appellent à un ajustement de ce cadre vers plus d’équité. A l’opposé, les pays anglo-saxons poussent à un abandon du multilatéralisme, plaidant pour un retour au protectionnisme. On sait lequel des deux blocs pourrait l’emporter et cela rend plausible la thèse du naufrage –programmé ?- de l’OMC. Comment en est-on arrivé là ?
Les vices cachés de la mondialisation et le gâchis du libre-échange
On a tous en mémoire le grand débat qui a rythmé la campagne de sensibilisation de l’opinion nationale (tunisienne), avant l’adhésion définitive à l’OMC. On était tous tétanisés à l’idée du démantèlement des tarifs douaniers, suite logique de l’abandon du protectionnisme. Dans la foulée, ceux-ci nous faisaient perdre tous les avantages préférentiels dont nous jouissions dans le cadre de l’accord avec la Communauté européenne. C’était un banco hasardeux dans l’esprit des Tunisiens.
on ouvre le marché domestique et en retour nous avons une ouverture sur le marché mondial
Pour faire court, on rappellera que Sadok Rabeh, ministre de l’Economie de l’époque, reprenait à son compte la formule choc de l’OMC : «on ouvre le marché domestique et en retour nous avons une ouverture sur le marché mondial». On ne se doutait pas que derrière cette perspective alléchante se cachait un redoutable leurre.
Naïvement, les pays francophones ont traduit le concept anglais de Globalisation par celui de Mondialisation. Les plus candides y voyaient un cadre pour favoriser le libre-échange dont les retombées profiteraient à tous.
On soutenait à l’poque que la croissance du commerce mondial de 10% induisait un point de croissance supplémentaire pour chacun, au bonheur de tous. Cet argument mirage ne s’est pas vérifié. En revanche, on a connu toutes les formes de tricherie commerciale avec le dumping dans toutes ses formes (sociale, fiscale et non tarifaires).
Au bout du compte, nos marchés nous ont échappé d’entre nos mains et nos entreprises ont été englouties par les enseignes internationales. Et depuis 2001 -date de l’entrée forcée de la Chine à l’OMC-, on a connu un cataclysme économique et commercial ravageur qui a pour nom le « Made in China » et pour circuit, la contrebande.
Les défauts de la cuirasse
Au vu de l’ampleur du désastre commercial, il est permis de se demander comment les pays en développement se sont laissés entraîner dans le jeu. L’OMC, faut-il le rappeler, est d’abord un projet savamment enrobé dans une machination théorique. On adossait l’initiative au modèle de concurrence pure et parfaite qui faisait de la rationalité économique et de l’efficacité du marché l’alpha et le beta de la croissance.
Par ailleurs, le cadre global était bien peaufiné. La présentation était séduisante car on présentait le projet comme un cadre pour négocier les accords commerciaux entre les Etats, ce qui revient à une sorte de code civil entre nations. Et cerise sur le gâteau, l’accord prévoyait un mécanisme, une sorte de Cour pour arbitrer les litiges commerciaux, entre pays. Le pilier magique était que l’édifice adoptait le principe d’un pays, une voix. Cela veut dire, à tire d’exemple, que la Tunisie avait une voix égale à celle de la RFA (République fédérale d’Allemagne). Et par-dessus tout, il y a eu l’effet vitrine du projet pilote, qui était le GATT. Ce dernier a bien fonctionné entre les USA et les pays européens.
Rappelons qu’à l’époque, on était vers la fin du cycle des Trente glorieuses qui ont suivi le boom de la reconstruction après la Deuxième Guerre mondiale à la faveur du plan Marshall. Personne en dehors des puissances promotrices du projet ne disposait de contre-arguments, ni théoriques ni pratiques. La boucle était ainsi bouclée. Une pensée dominante régentait le monde, envers et contre la raison. Et l’on ne pouvait lui résister à l’époque. Et pas davantage aujourd’hui.
Quand les petits font les frais des conflits des grands
Cet intertitre nous est inspiré par une morale de La Fontaine qui disait dans son intégralité : «De tous temps, les petits ont pâti des sottises des grands». On a pu le mesurer une fois encore dès que l’antagonisme entre les USA et la Chine s’est fait jour. L’Amérique considère que la Chine a surexploité sa position dès son entrée l’OMC en 2001 cumulant un excédent commercial considérable. Il aurait atteint 345 milliards de dollars pour la seule année 2019.
Avec l’administration Trump, l’affaire a pris une tournure antagonique. “America First“ annonçait bien la contre-attaque américaine. Le chacun pour soi était de retour avec son cortège de “préférence nationale“ et des représailles douanières. Ces dernières ont porté sur le relèvement des droits imposés aux importations américaines en provenance de Chine.
America First annonçait la contre-attaque américaine. Le chacun pour soi était de retour avec son cortège de préférence nationale et des représailles douanières
Quelques années plus tôt sous Georges W. Bush, l’Amérique n’a pas hésité à taxer ses importations d’acier européen. Et le règlement du conflit a pris deux ans, soit le temps nécessaire à la sidérurgie américaine de se restructurer.
Cependant, avec la Chine, l’affaire prend une tournure frontale, et l’Amérique vient de barrer la route à l’expansion technologique de ce pays, privant Huawei d’un leadership sur la 5G.
Si on relate ces faits, c’est tout simplement pour rappeler que, pendant de longues années, l’Amérique a laissé la Chine en posture de régenter le commerce mondial dévastant le potentiel des pays en développement, sans s’émouvoir. A tire d’exemple, le dumping social chinois a fait beaucoup de tort à l’industrie textile tunisienne, ralentissant son expansion sur son marché favori, l’UE. Le bol de riz au titre du SMIG, est imbattable. Ce sont près d’un million de prisonniers chinois qui étaient affectés sur les chaînes de fabrication textile. L’OMC le savait mais a laissé passer. La Tunisie s’est battue et a fini par avoir gain de cause sur la double transformation quant aux règles d’origine** pour les exportations textiles.
Il fut un temps où un T-shirt, fabriqué à partir d’une cotonnade égyptienne et avec une confection tunisienne, était proposé à un prix aussi compétitif sur le marché européen que le T-shirt chinois. Mais l’expansionnisme chinois, à la longue, a fini par torpiller le processus d’intégration en zone Euromed.
la Cour de l’OMC n’est plus opérationnelle étant donné que les USA bloquent la nomination de nouveaux juges, la condamnant à son dépérissement
On ne le répétera jamais assez. A l’heure actuelle, le continent africain est devenu une Dominion chinoise. Et l’initiative de la Route de la soie va conditionner l’indépendance économique africaine. Et ce n’est pas la Cour d’arbitrage de l’OMC qui réglera ce différend, aliénant, pour l’Afrique.
D’ailleurs, la Cour de l’OMC n’est plus opérationnelle étant donné que les USA bloquent la nomination de nouveaux juges, la condamnant à une paralysie et qui sait, à son dépérissement.
Une supercherie théorique qui cachait une escroquerie marchande
D’une certaine façon, l’OMC a atteint son but. Elle a assis la suprématie des multinationales sur les circuits mondiaux. C’est là que le concept de Globalisation retrouve son plein sens. Le cartel GAFA régente le monde. Les multinationales, notamment américaines, ont atteint le stade d’entreprises globales avec une hégémonie à l’échelle planétaire. Il faut bien se rendre compte que Facebook va battre monnaie. En effet, FB va bientôt mettre en circulation la Libra.
Aucun économiste du monde en développement ne possède l’audience nécessaire pour invoquer l’antinomie du protectionnisme par rapport au principe fondateur de l’ouverture…
On regrette que les pays en développement ne puissent rien objecter comme argument théorique ni pratique à cette vaste opération de démolition de l’OMC. Nos écoles de pensée économiques sont largement éclipsées par la pensée dominante anglo-saxonne de coloration libérale. Aucun économiste du monde en développement ne possède l’audience nécessaire pour invoquer l’antinomie du protectionnisme par rapport au principe fondateur de l’ouverture, dans le modèle libéral. Ainsi va le monde. L’ennui est que les pays en développement ne sont pas préparés au retour du protectionnisme car leurs appareils de production leur ont, en grande partie, échappé des mains. Cela va peser sur la croissance mondiale, et la dérive commerciale des continents n’est pas une perspective d’émancipation économique.
Quelle riposte lui opposer ? La reconquête du pouvoir économique à l’échelle des nations pourrait être la prochaine bataille pour l’avenir.
—————————-
* « Les deux taureaux et une grenouille », Fable de Jean de La Fontaine
** La règle de la double transformation stipule qu’un produit textile fabriqué sur divers stades entre deux pays, partenaires de l’UE, pouvait bénéficier du cumul des VA apportées par chaque pays et en cas où il dépassait les 40% de sa valeur marchande entrait sur le marché européen, en exonération de droits douaniers.