« Il ne suffit pas d’être heureux : il faut encore que les autres ne le soient pas », disait Jules Renard, écrivain et auteur dramaturge français.
Cette citation m’est revenue à l’esprit en écoutant, à la radio, «certains chroniqueurs» commenter, de manière partisane, la réunion qui a groupé, dans la soirée de vendredi 5 juin 2020, le chef du gouvernement, Elyès Fakhfakh, et des instagrameurs et blogueurs.
Par Abou SARRA
Il s’agit de jeunes qui ont, pour la plupart, réussi dans divers domaines utilisant les réseaux sociaux, et en général les technologies de l’information et de la communication (TIC) : administration, médecine, ingénierie, développement d’applications, les jeux électroniques et blogs sur les réseaux sociaux.
L’objectif déclaré est « d’écouter et d’interagir avec les propositions des jeunes dans plusieurs domaines, en particulier leur vision de la Tunisie post révolutionnaire », indique un communiqué de la présidence du gouvernement.
Toujours selon ce document, « la rencontre a été l’occasion d’échanger les idées et les opinions pour voir comment bénéficier de leurs énergies et les solutions qu’ils proposent aux problèmes brûlants des jeunes, tels que l’abandon scolaire précoce et l’adaptation entre le marché du travail et la formation que ces jeunes reçoivent ».
Cette réunion, tenue presqu’en catimini, a suscité une vive polémique sur la toile. Il lui est reproché d’être « snob » et « élitiste », en ces temps de crise délétère où, à titre indicatif, environ 1,7 million de Tunisiens vivant en dessous du seuil de la pauvreté dont 500 mille sous le seuil d’extrême pauvreté attendent qu’on améliore leur situation en priorité.
Les jeunes tunisiens ne sont pas seulement des jeunes pauvres
De nombreux commentateurs ont pris le parti du chef du gouvernement, estimant qu’il est en droit d’être à l’écoute de tous les jeunes tunisiens y compris ceux qui sont talentueux et nantis.
« La jeunesse tunisienne est plurielle, diversifiée et comportant, presqu’en nombre égal, autant de jeunes “in“ et d’autres conservateurs et parfois moyens-âgeux », fait remarquer Zied Krichen, rédacteur en chef du journal Le Maghreb.
Certains vont jusqu’à avancer, c’est le cas notamment du chroniqueur et blogueur Haythem Mekki sur Mosaïque Fm, que le chef du gouvernement a « marre d’écouter seulement les doléances de jeunes chômeurs qui viennent demander emploi et subsides de l’Etat. Il a envie d’interagir avec des jeunes qui ont réussi et qui peuvent l’aider à promouvoir une image plus positive pour son gouvernement ».
D’autres perçoivent dans cette réunion un penchant moderniste du chef du gouvernement et un engagement pour impliquer davantage la Tunisie dans le monde des nouveaux médias et des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC).
Le moment n’est pas le moment
Loin de remettre en question la justesse ou le bon sens de l’explication positive que ces commentateurs ont cherché à donner à la démarche du chef du gouvernement, les détracteurs de cette réunion estiment que le moment d’organiser une telle réunion en pleine crise de la Covid-19 est mal choisi.
Le projet de se servir de « nouveaux médias » et de jeunes « vedettes fictives » dont le seul mérite est de disposer de comptes fréquentés par des centaines de milliers d’internautes et dans lesquels ils vendent photos, vidéos et autres produits sponsorisés par des annonceurs à la recherche de gains commerciaux, n’est pas une priorité pour les Tunisiens dont les besoins non satisfaits depuis de décennies sont basiques: emploi, infrastructure, égalité des chances….
Plus précis, le journaliste et écrivain Mustapha Attia considère que le problème que pose cette réunion ne réside pas dans l’adaptation aux nouveaux médias et technologies de la communication mais dans l’intérêt exagéré accordé par le gouvernement Fakhfakh à cette catégorie de jeunes instagrameurs et blogueurs réputés à tort pour être “influenceurs d’opinion“.
Le relayant, d’autres critiques ont relativisé l’apport attendu de ces instagrameurs et blogueurs. Ils estiment que le champ d’action et de manœuvre dans lequel évolue cette minorité de jeunes n’a rien à avoir avec les grandes réformes structurelles basiques et urgentes que doit mener le pays, en toute priorité, après l’accalmie de la Covid-19. Des réformes devant être initiées, particulièrement, dans les domaines de l’éducation, de la santé et d’autres prestations publiques (transport…) ; des réformes vivement recommandées par l’ensemble des agences spécialisées de l’Organisation des nations unies (OCDE, PNUD, HCR, Unesco, Banque mondiale…).
Par-delà ces regards croisés sur cette réunion polémique, nous pensons que le chef du gouvernement a été très mal conseillé en organisant cette réunion à une période où, par l’effet de la pandémie de la Covid-19, la majorité des Tunisiens n’ont pas encore reçu leurs salaires et où des centaines de milliers de jeunes sont toujours dans le chômage.
La responsabilité première du chef du gouvernement est d’être à l’écoute de ces derniers jeunes et de trouver des solutions à leurs préoccupations. De nos jours, le progrès et le développement ne peuvent être qu’inclusifs.
C’est dans cet esprit que la citation de Jules Renard, qui rappelle d’ailleurs une autre attribuée au philosophe français Jean Paul Sartre quand il dit « je ne puis être heureux si les autres ne le sont pas », trouve sa pleine signification.