WMC: Cela fait dix ans que dans le pays, berceau des « printemps arabes », aucun changement notable n’a été observé. Tout au contraire, des institutions “désinstitutionnalisées“, une économie en berne et l’environnement physique jouant un rôle majeur sur l’état de santé des citoyens et facteur important dans la promotion du site Tunisie en tant que destination touristique safe, laisse à désirer. Ne pensez-vous pas que le pays ne peut plus supporter des décideurs publics qui jouent aux sapeurs-pompiers sans s’attaquer à l’essentiel ?
Mohamed Ali Toumi : En ce qui me concerne, je compte m’y mettre tout de suite, maintenant que notre stratégie Covid-Safe est définitivement mise en place à même de nous assurer une saison touristique réussie.
Comme toute réforme structurelle, une stratégie pour le tourisme privilégie le long terme pour entrevoir des effets permanents. Les atouts de la Tunisie, si les réformes sont engagées rapidement, peuvent en faire une destination touristique de choix pas seulement dans le pourtour méditerranéen mais dans le monde.
Je vous ai déjà parlé de mes ambitions pour une mue touristique tant au niveau des produits qu’à celui de la gestion du secteur par l’Etat. Une gestion qui doit être cohérente et harmonieuse impliquant les professionnels, car le secteur, repartant sur de nouvelles bases, doit être un vecteur de croissance.
Le tourisme, et nous n’apportons rien de nouveau à ce propos, est un secteur transversal qui touche toutes les activités économiques, d’où l’importance d’une approche intégrée dans la mise en place des stratégies.
Le secteur doit être un acteur de développement, et nous comptons en débattre avec tous les départements ministériels concernés, à savoir Transport, Culture, Environnement et Affaires locales- avec lesquels nous discuterons ensemble des instruments à mettre en place pour offrir la meilleure image de notre pays et des produits de haute qualité. Mais il y a aussi les municipalités qui doivent jouer un grand rôle dans ce cadre.
Pour ce faire, des projets de loi allant dans ce sens seront proposés aux législateurs.
Le tourisme doit être un facteur d’inclusion sociale car il est très demandeur en main-d’œuvre dans différentes activités et pas seulement dans l’hôtellerie, la restauration ou les centres d’animation, mais aussi dans l’artisanat et la culture.
Les réformes que nous comptons engager toucheront toutes ces thématiques.
Vous parlez de main-d’œuvre alors que l’une des institutions dédiées à la formation des personnels touristiques n’est plus aussi performante qu’auparavant !
Il n’y a pas que Sidi Dhrif. A mon arrivée au ministère, j’ai trouvé que l’Agence de formation aux métiers de tourisme était sans directeur général. Deux jours après, j’ai organisé une réunion avec les hauts cadres de mon département pour mettre en place un programme de restructuration de tous les centres de formation dédiés au tourisme.
Et comme vous avez parlé de réformes structurelles, l’une que je compte engager est un partenariat public/privé dans les centres de formation.
Il faut savoir que nos jeunes qui partent à l’étranger sont très demandés parce que très qualifiés. Des formations à la carte destinées aux pays demandeurs pourraient œuvrer à résorber le chômage des diplômés des écoles hôtelières dont les cursus doivent être adaptés à l’ère du temps et la métamorphose du secteur touristique de par le monde.
Prenons l’exemple du tourisme de plaisance. Le secteur est très porteur, la Méditerranée est saturée alors que nous avons de très beaux ports de plaisance et des marinas en état de délabrement, lesquelles marinas, si elles étaient rénovées, pourraient offrir un produit haut de gamme aux plaisanciers.
Il s’agit d’un grand potentiel. Aujourd’hui, je planche sur tous les textes de lois qui s’y rapportent dans l’espoir de restructurer et booster ce secteur et d’attirer des touristes haut de gamme.
L’activité de la plaisance exige un savoir-faire particulier auxquels nos jeunes doivent être formés. Dans notre pays, on trouve partout des marinas, à Gammarth, à Sidi Bou Saïd, à Bizerte, à Monastir, à Sousse, et le reste doit suivre en matière de commodités et de service de grande qualité pour en faire de hauts lieux pour l’accueil d’une clientèle haut de gamme.
Les touristes sur leurs yachts débarquent pour trouver des restaurants, découvrir les villes, les centres culturels, les golfs, etc. Les personnels formés aux plus grands standards internationaux doivent suivre.
Du nord au sud, la Tunisie regorge de richesses naturelles et culturelles. Ce qui nous manque ? Ce sont les labels. Il faut labelliser notre produit touristique et axer sur ses spécificités, sa beauté et son originalité. Tunis peut être un hub pour les congrès internationaux et un centre d’attraction pour les grands événements.
Cependant, cela nécessite de salles de congrès qui répondent aux normes internationales ; et elles existent puisque la tendance, heureusement, après la Covid-19 est la réduction du nombre de congressistes. Elles sont toutefois peu connues, notre rôle est donc de faire en sorte que le monde les découvre et s’y intéresse.
Commercialiser le tourisme balnéaire, oui, mais préserver notre écosystème est aussi important, nous essayerons de vendre un tourisme soucieux des équilibres environnementaux.
Vous pensez pouvoir accueillir des touristes de cette qualité avec la schizophrénie sociale qui règne et des agents de police qui peuvent débarquer dans un hôtel pour demander à un touriste, c’est qui la personne qui l’accompagne et qu’est-ce qu’elle fait avec lui ? Ce sont des questions qu’on ne pose pas dans d’autres pays même ceux du Golfe arabe ?
Vous avez raison, nous avons une certaine ambiguïté culturelle et du mal à nous ouvrir sur l’autre sans juger et sans condamner. Maintenant, il faut qu’on prenne les décisions qu’il faut pour mettre fin aux dépassements des uns et autres lorsqu’ils attaquent la vie privée de nos hôtes. Il faut assurer toutes les conditions de réussite pour le tourisme, et ce depuis l’accueil des touristes à l’aéroport jusqu’à leur départ.
Il y a une sorte d’hypocrisie de laquelle nous devons nous départir : personne ne menace notre culture ou notre religion qui ne sont pas si fragiles que ça. Nous sommes un pays historiquement ouvert et tolérant et l’aspect identitaire ne doit pas être utilisé comme argument de fermeture sur nous-mêmes.
Voyez ce qui se passe à Dubaï mais surtout en Arabie saoudite qui vient de lancer le visa touristique et d’alléger certaines conditions de voyage au Royaume. Aujourd’hui, notre combat est économique et le tabou est cause de famine et de blocage économique.
Les touristes viennent ici pour découvrir notre culture et nos spécificités, pourquoi ne pas intégrer cette composante dans la panoplie de nos produits touristiques. Kairouan peut être un pôle pour le tourisme religieux. Nous devons capitaliser sur son islam tolérant. Le “Contrat kairouanais“ était une révolution en son temps et a donné à Bourguiba l’argument pour mettre fin à la polygamie. Il faut en faire un outil promotionnel. Pourquoi ne pas créer le circuit des mosquées, des sites religieux, des marabouts et des saints ?
Il faut reprendre les circuits culturels. Je connais un professionnel du tourisme qui a ouvert un hôtel à Sbeïtla. Il est très content. Vous savez que cette petite ville regorge d’un patrimoine culturel extraordinaire qui gagnerait à être connu par les nationaux et les étrangers.
Il y a aussi les maisons d’hôtes à Siliana, au Kef, Bizerte, Tozeur, Béja, Tabarka, Djerba… Elles sont très sollicitées. Les clients y sont choyés et bien accueillis.
Pour un tourisme de qualité, il faut un transport de qualité. Qu’en est-il pour la Tunisie ?
Nous avons malheureusement de grands problèmes avec la compagnie battant pavillon national. Je préfère éviter les comparaisons, mais il faut se mettre en tête qu’offrir des services de qualité servent en premier lieu à fidéliser les clients et à promouvoir une destination.
A l’aube du tourisme dans notre pays, Tunisair était un des fleurons des compagnies arabes et méditerranéennes. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Lorsque les Emiratis ont investi des sommes colossales dans leur compagnie aérienne (Emirates Airways, ndlr), ils visaient à faire de leur pays une destination touristique de choix. Ils ne voulaient plus être qu’une escale pour les destinations lointaines et d’une seule nuit de repos pour les longs trajets. Les voyageurs ont alors commencé à découvrir Dubaï, devenue une destination de choix, et y passer plusieurs nuitées.
Il faut de grands moyens pour être une destination touristique de premier choix.
Avez-vous les moyens de votre stratégie promotionnelle ?
Les moyens doivent être au service de la stratégie lorsqu’elle est claire pour que tous ceux qui y adhèrent sachent où on les embarque. Dans notre ministère, nous allons, en premier, nous attaquer aux marinas.
Il faut développer les services pour les plaisanciers, et il y a toute une dynamique qui peut être créée sur les ports tunisiens. La clientèle est là.
Il y a aussi le programme du tourisme de circuits, et nous le ferons, sans oublier le tourisme local qui va reprendre bientôt et sera encouragé, lequel s’ajouter au tourisme de voisinage mais aussi celui de santé.
Qu’en est-il du marché algérien ?
Tout à l’heure, je vous ai parlé de la diversification des produits. Nous comptons offrir aux touristes algériens un produit adapté à leurs besoins et répondant à leurs attentes. Les Algériens qui viennent chez nous ne sont pas encore satisfaits par ce que nous leur offrons.
Nous avons lancé une campagne de communication durant le mois de ramadan en Algérie. Elle n’était pas axée sur le tourisme mais sur la solidarité. Nous voulions dire aux Algériens que nous étions solidaires avec eux dans la crise de la Covid-19. Elle a été bien accueillie. Les Algériens viennent en Tunisie même pour un week-end, et nous devons leur offrir les meilleures conditions d’accueil depuis les passages frontaliers jusque dans les hôtels ou chez les commerçants également.
Nos relations avec l’Algérie sont plus fortes qu’une simple affaire de tourisme ou de rentrée d’argent. Et c’est pareil pour d’autres marchés touristiques également. Aujourd’hui, il y a des touristes français à Djerba qui n’ont pas voulu être rapatriés ; c’est une grande preuve de confiance.
Le capital du Tunisien est principalement humain. C’est cette aptitude à accepter l’autre, à bien le recevoir et à respecter la différence qui le distingue d’autrui. Nous sommes un pays accueillant. Il est évident que les choses ont relativement changé ces dernières années, mais je promets que, tant que je suis dans ce poste, je veillerai à reformer et réédifier ce secteur.
Il faut que les jeunes sachent que la principale richesse de notre pays est aussi la confiance que les autres peuvent nous témoigner. Il faut que la Tunisie soit dans les premiers rangs comme elle l’a toujours été. Je vais tout mettre en œuvre pour y arriver.
Propos recueillis par Amel Belhadj Ali