L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estime la récession de l’économie mondiale à 6% pour l’année 2020 à cause de la Covid-19. Ce qui serait sa pire contraction sur les 100 dernières années. Et si deuxième vague il y avait, certains pays pourraient essuyer un recul de croissance de 14% avec ce qui s’ensuit comme fermeture d’entreprises et de pertes d’emplois.
Les répercussions de la pandémie sur les économies et les niveaux de vie ne s’arrêtent pas à l’urgence sanitaire mais à d’autres urgences socioéconomiques.
Pour préserver le tissu entrepreneurial et les emplois, il faut prendre des mesures audacieuses et exceptionnelles pour un redressement rapide. La Tunisie, qui n’a pas été particulièrement touchée par la Covid-19, a été atteinte au plus profond d’une économie fragile bien avant l’avènement de l’épidémie. Les réponses de l’Etat ont-elles été les meilleures face à la crise ?
Quelques réponses avec Ezzeddine Saïdane, expert économique et financier.
WMC : Que faire pour sauver nos entreprises qui souffraient bien avant la Covid-19 et qui ont reçu le coup de grâce avec l’avènement de cette pandémie ?
Ezzeddine Saidane : L’entreprise tunisienne, qu’elle soit du secteur public ou privé, vivait des difficultés bien avant le coronavirus. Avec la pandémie, la situation est devenue extrêmement grave et le flux de revenus a soit totalement disparu, soit baissé de façon drastique. Face à cela, les charges de cette entreprise n’ont pas baissé.
Pour résister, l’entreprise avait besoin d’une chose essentielle : les liquidités qui devaient être fournies sous toutes les formes possibles.
Et si nous résumons l’ensemble des mesures prises par le gouvernement en guise de soutien à l’entreprise, nous ne voyons pas de liquidités. Beaucoup de nos entreprises se sont trouvées défaillantes, elles ont fermé leurs portes, nous avons perdu des emplois. Le plus grave est que nous avons compromis toute chance de rebondissement de notre économie après la Covid-19.
Un autre point important par rapport aux mesures prises par le gouvernement : nous avions besoin de préserver le pouvoir d’achat de notre consommateur -pour la reprise, la consommation doit redémarrer en tant que moteur de croissance-, mais nous avons fait le contraire. Nous avons ponctionné sur tous les salaires y compris les retraités, des sommes assez importantes, ce qui a affaibli le pouvoir d’achat.
Nous avons également appelé les banques à ne pas distribuer les dividendes cette année alors qu’il s’agit des bénéfices de l’exercice 2019, ce qui est une aberration.
Du coup, il faut s’attendre à une récession grave, qui pourrait se situer à mon avis à entre 7 et 10% du PIB. Une récession qui va déboucher sur une perte d’emplois et d’entreprises. Le risque est de se retrouver après, avec un taux de chômage qui pourrait atteindre les 20% alors qu’avant la crise il était de 15%. C’est très grave pour un pays dont les finances publiques sont dans un état lamentable.
Quelles sont les pistes de sortie d’après vous ?
Faire le bon diagnostic et réagir par les bonnes réponses. Si aujourd’hui la possibilité d’aller sur le marché financier international est quasiment inexistante car pleine de risques parce que d’abord il se peut très bien qu’on ne trouve pas de prêteurs et que même si on en trouve, les conditions soient exorbitantes et l’économie ne pourra pas les supporter, il reste les solutions internes, locales, et pour ça il y a deux conditions essentielles :
-mettre l’indépendance de la BCT en veille pour une période bien déterminée qui va de 6 à 12 mois -sachant que j’ai toujours été l’un des défenseurs de l’indépendance de la BCT- mais la situation est tellement exceptionnelle qu’elle nécessite cette solution d’exception ;
-racheter par la Banque centrale l’encours des bons de trésors qui se trouvent aujourd’hui dans les bilans des banques. C’est un montant de 15 à 20 milliards de dinars, dont la moitié est déjà refinancée par la BCT, donc ce rachat va se traduire par une injection de liquidités de l’ordre de 8 à 10 milliards dans les banques, ce qui permettrait de financer l’économie, les entreprises et de contribuer autant que possible à sauver l’économie nationale qui pourra ensuite avoir plus de chance pour rebondir.
Et qu’en sera-t-il de la gestion de la dette publique par la BCT si votre proposition est appliquée ?
C’est simple, soit on l’annule, soit on la transforme en une dette éternelle, ou en une dette à très long terme, 30 à 40 ans, avec un délai de grâce de 10 ans pour baisser la tension sur le budget de l’Etat et permettre à l’Etat de payer ses dettes et les entreprises publiques qui vivent une piteuse et dangereuse situation, ce qui contribuera au redémarrage de la machine de l’économie tunisienne.
Cette proposition aurait pu se faire dans le cadre de la délégation de pouvoir donnée par le Parlement au chef du gouvernement dans le cadre de l’article 79 de la Constitution. L’Etat peut emprunter directement auprès de la Banque centrale sans passer par les banques à hauteur d’un montant bien déterminé qui peut être l’équivalent de 7% du budget de l’Etat de l’année précédente comme une facilité de caisse, soit une somme qui soit à la disposition de l’Etat pour qu’il soit capable de puiser dans ce montant-là pour répondre à ses besoins urgents et préserver autant que possible une reprise rapide de l’économie.
Et même si la reprise ne se fait pas en 2020, il est possible de la faire rebondir en 2021, l’expérience de 1972 comme modèle de sauvetage l’a prouvé.
Vous parlez de sauver l’entreprise, mais les discours de certains ministres du gouvernement Fakhfakh ne sont pas rassurants. Certains évoquent de créer un impôt sur la fortune, d’autres de puiser directement dans les comptes épargnes des plus nantis pour aider l’Etat sous forme de prêts de longue durée. Nous avons l’impression que les responsables considèrent l’entreprise comme une vache à lait. Quelle posture observer dans pareille situation ?
Il va sans dire qu’il est important de rassurer secteur privé et investisseurs potentiels. La situation est exceptionnelle et les opérateurs économiques doivent être rassurés et préservés, il faut les aider à résister à la crise pour créer des richesses et des emplois et non s’acharner sur eux.
Il faut aider le tissu économique, et quand je parle de la préservation du pouvoir d’achat du consommateur, c’est parce qu’ainsi il contribue à la relance économique. Si on pense, on annonce et on discute des mesures contraires de nature à effrayer les acteurs économiques, ça ne peut qu’accélérer la chute de l’économie nationale, la fuite des capitaux et la démission des opérateurs économiques, ce qui peut compromettre définitivement les chances de relance de notre économie.
Il faut être extrêmement prudent, et sur le plan du discours politique, il faut faire attention à ce qu’on dit. Toute parole a des conséquences sur les comportements des opérateurs.
On parle beaucoup d’impôts sur la fortune, vous pensez que cela peut résoudre notre crise ?
L’expérience d’impôt sur la fortune n’a réussi dans aucun pays même dans les plus riches. Elle n’a fait qu’accélérer la fuite des capitaux et a tué l’investissement dans les pays qui l’ont adopté. Elle serait plus grave dans un pays comme le nôtre où la pression fiscale est l’une des plus élevées du monde et en Afrique. La pression fiscale dépasse les 35% ! Où veut-on aller ?
La relance économique ne se fait pas par la fiscalité élevée mais par l’investissement. Et certaines propositions faites jusqu’à aujourd’hui ne sont pas de nature à encourager l’investissement, bien au contraire. Et de toutes les manières, tant que les politiques ne se planifient pas, tant que nous n’avons pas un gouvernement fort, soutenu, qui sait où aller et qui peut aller vers des mesures qui nécessitent beaucoup d’audace et de courage, des mesures exceptionnelles, la mission de sauvetage sera très difficile il faut l’avouer.
La situation politique aujourd’hui ne se prête ni à aider, ni à rassurer, ni à encourager et unifier l’ensemble des forces qui existent autour du sauvetage du pays ; et “unité“ est le terme clé aujourd’hui dans notre pays car pour sauver la Tunisie, il faut s’y mettre ensemble.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali