Selon des statistiques du ministère de la Santé publique, la pandémie du coronavirus (Covid-19) a affecté, jusqu’au 17 juin 2020, quelque 1 100 Tunisiens et a fait 50 morts. Il s’agit de résultats moins catastrophiques en comparaison avec ceux d’autres pays au nord de la Méditerranée tels que l’Italie (34 448 décès), l’Espagne et la France (plus de 29 575) et (27 136 morts).

Moralité : la Tunisie s’en sort plutôt bien en dépit d’une logistique sanitaire très limitée.

Abou SARRA

Des analystes ont essayé d’expliquer cette exception tunisienne par plusieurs facteurs dont la pyramide des âges (âge moyen de 31 ans), un climat chaud peu propice à la propagation du virus, une forte résilience génétique due à la généralisation de la vaccination générale en bas âge…

Néanmoins, cette performance ne doit pas occulter les fragilités structurelles mises à nu par cette pandémie, lesquelles fragilités pourraient conduire à des résultats catastrophiques au cas où des phénomènes plus graves que la Covid-19 survenaient dans le pays (séisme, inondations, épidémies, crise alimentaire…).

Au nombre de ces déficiences révélées par la pandémie  figurent le nombre effrayant des personnes vulnérables, l’indiscipline des Tunisiens, la défaillance du secteur de santé privée, la non préparation aux crises (absence de logistiques…).

En matière de lutte contre la pauvreté, tout repenser

Concernant l’ampleur de la pauvreté, les chaînes de télévision ont rivalisé en zèle pour nous montrer, durant la période de confinement, le spectacle affligeant de centaines de milliers de pauvres qui se sont déplacés, dans toutes les régions du pays, pour recevoir les aides sociales mises à disposition par l’Etat.

Rappelons que la Tunisie compte, officiellement, selon les  critères de la Banque mondiale, 1,7 million de pauvres qui vivent en dessous du seuil de pauvreté (9 dinars par jour) dont un demi-million environ vit dans l’extrême pauvreté avec seulement 4 dinars par jour. Le nombre de pauvres avoisinerait, selon ces critères, les 16-18% de la population.

Il faut leur ajouter deux autres chiffres non comptabilisés officiellement : un million de jeunes non encadrés (chiffre fourni par Maher Ben Dhia, ancien ministre de la Jeunesse dans le gouvernement de Mehdi Ben Jomâa) et un million de mendiants dont 600 mille enfants (chiffre évoqué par le sociologue Zouheir Azouzi sur la chaîne de télévision privée Nessma.

Interpellé avant par la chaîne de télévision privée Attessa, avant de quitter ses fonctions, l’ancien ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi, a fait une révélation tonitruante. D’après lui, «depuis l’accès du pays à l’indépendance en 1956, la Tunisie n’a jamais eu de véritable politique de lutte contre la pauvreté. Tout ce qu’ont fait les gouvernements qui se sont succédé à la tête de pays, a consisté à instituer des mesures d’accompagnement pour venir en aide aux pauvres du pays et non pour extirper la pauvreté».

Le message de la Covid-19 est donc clair : reprendre à zéro le dossier de la pauvreté dans le pays et commencer à renforcer les systèmes de protection sociale en place.

Irresponsabilité de la médecine privée

La deuxième fragilité consiste en la déficience des médecins et des établissements de santé privés (cliniques, cabinets privés, infirmeries…). Cette fragilité a été perceptible à travers le refus des services d’urgence des cliniques et des praticiens privés (médecins traitants, médecins de famille, généralistes, dentistes…) de se déplacer pour venir en aide à des patients isolés affectés par des maladies autres que la Covid-19. Et c’est scandaleux. Car, en période d’épidémie ou de pandémie, et quelle que soit la gravité de la situation, il existe toujours des protocoles sanitaires à même de protéger les médecins traitants contre toute contamination. De ce fait, une telle défaillance est inacceptable et constitue un délit de non-assistance de personne en danger de mort.

Le sentiment d’abandon, d’impuissance et de souffrance qu’ont ressenti, durant cette période de confinement, des familles de malades est indescriptible. Il faut avoir vécu ce drame pour s’en rendre compte. Ce refus de soigner des malades non affectés par le coronavirus dit long sur la qualité morale et déontologique professionnelle du personnel de ce secteur. Nous sommes très loin de la bravoure et de la vaillance des médecins italiens et chinois qui ont consenti le sacrifice suprême en soignant leurs malades.

L’indiscipline, la pire des catastrophes

La troisième fragilité a trait à l’indiscipline des Tunisiens. Partout dans le pays, beaucoup de gens ont respecté les consignes de confinement données par le gouvernement. Les images diffusées, à ce sujet, par les chaînes de télévision du pays le prouvent largement.

Points d’orgue de ces actes de désobéissance, le comportement du chef de l’Etat, Kaïs Saïed, qui s’est permis le luxe, en plein confinement, de prendre de bains de foule sans porter le masque, ou encore le ministre de l’Energie qui s’est permis de rentrer en France en période de confinement avec une autorisation du chef du gouvernement.

De tels comportements irresponsables ont généré des sentiments de défiance vis-à-vis des autorités officielles au point que certaines franges sociales (intégristes et compagnie) sont allés jusqu’à mettre en doute l’affectation de la Tunisie par la pandémie du coronavirus.

Se doter de logistiques multiformes pour amortir les premiers chocs des crises

La dernière fragilité dévoilée par la crise concerne l’absence de préparation logistique à ce type de catastrophe. La Covid-19 a révélé d’importantes insuffisances en matière de logistique de production, de stockage et de maintenance des équipements médicaux. La Tunisie, site offshore de production internationale, s’est avéré un site qui ne produit rien pour protéger la santé de sa population. Pour preuve, la première problématique qui s’est posée au ministère de la Santé dans sa lutte contre la pandémie a été l’insuffisance de lits de réanimation, de masques, du gel de protection…

Plus grave, la Covid-19 a révélé l’absence de stratégies de maintenance des équipements médicaux dans les hôpitaux. Certes, à la faveur de la solidarité qui a prévalu dans le pays à la faveur de cette crise, des techniciens et structures bénévoles (instituts supérieurs d’études technologiques, centres de formation..) ont apporté leur aide pour réparer un nombre important de matériel médical, mais cette assistance se doit d’être relayée par la mise en place de stratégies pérennes et efficaces de maintenance.

Car la disponibilité d’équipements médicaux en bon état en période de crise est déterminante pour amortir les premiers chocs, d’autant plus que partout dans le monde des experts sont unanimes pour dire que la Covid-19 ne serait qu’«un avant-goût de crises plus graves».

On l’aura dit.