Il était constamment en habit traditionnel, une tenue alliant perfection, harmonie et beauté, donnant une élégance et une distinction naturelles. Lui, c’est le cheikh Meftah, un militant destourien de la première heure et un bourguibien dans le corps et dans l’âme, comme il aimait à se définir.
En été, une Djebba aérienne claire sur une chemise d’un blanc vierge et au col ouvert, des sandales marrons ou des claquettes blanches et un sarouel blanc évasé et aéré, permettant une bonne ventilation intérieure, et en couvre-chef, un chapeau de paille aux larges bords pour protéger la tête des ardeurs du soleil.
Pour l’hiver, la Djebba devient plus épaisse, couvrant le gilet traditionnel, cousu main et délicatement brodé ; aux pieds, des chaussettes en laine et des chaussures noires, basiques aux lacets souvent dénoués ; sur les épaules, le majestueux burnous berbère en laine de mouton, de couleur écru ou safran dont la capuche traîne à l’arrière, lascive.
Enfin incontournablement, vissée sur la tête, l’élégante chéchia tunisienne en rouge vermillon, le tout placé sous le signe de l’élégance sobre et d’un raffinement lié à une certaine époque. Cheikh Meftah était un homme de massive encolure, bien en chair, avec de larges épaules, des joues pleines, une bouche lippue, de grandes paupières épaisses au muscle releveur distendu et fatigué, ce qui lui donne un air des yeux mi-clos.
En l’observant de loin, on voit une stature lourde, une démarche lente, pesante, une pose et des comportements qui inspirent une sérénité, une gravité et une dignité de pachyderme, quelque chose de pacifique et de fortement rassurant. Il a pris ses quartiers dans une minuscule boutique près du marché, qui peine à contenir une table pas plus grande que celle d’un écolier et la classique chaise en bois des cafés maures d’antan, qui n’est agréable ni à la vue ni au postérieur mais qui a le mérite de supporter patiemment la surcharge pondérale de notre cheikh.
Un cadre dépouillé, peu d’objets autres que l’essentiel lié à la fonction et le portrait du zaïm collé au mur, qu’il ne manque pas de contempler furtivement mais amoureusement. Il sillonne le village à pied pour livrer les attestations ou les convocations. Peu loquace, il a une mémoire infaillible, prêt à répondre à toute sollicitation et à recueillir les doléances à toute heure de la journée et parfois même le soir à la sortie de la mosquée après la dernière prière.
Ainsi, on peut l’interpeller dans la rue pour une attestation d’indigence servant pour l’obtention d’un carnet de soins gratuits, pour une bourse au lycée ou encore pour une inscription à la cantine scolaire ; une attestation de soutien de famille, pour appuyer une demande d’exemption du service militaire, aussi pour intervenir dans un conflit de voisinage ou pour un arbitrage. Le temps d’écouter la requête et de parcourir des yeux la demande écrite, il sort de sa poche son tampon, le rapproche de sa bouche, lui envoie un généreux souffle d’air chaud sorti de son volumineux coffre, et le coup de tampon est apposé sur le document calé dans sa large paume signalant son accord. Un geste banal mais qui constitue un petit coup de pouce à des personnes, socialement et économiquement vulnérables.
Fidèle à Bourguiba, il n’a pas changé son fusil d’épaule après sa destitution
Après la destitution médicale de Bourguiba, il lui est resté totalement fidèle et n’a pas changé son fusil d’épaule, préférant se retirer calmement de l’espace public, se contentant pour le reste de sa vie d’une rente, conséquence de maigres broutilles concédées pour services rendus au parti.
Le passage par l’université, pour ceux qui ont eu le privilège de le connaître, était naguère synonyme de maturité et déterminait l’orientation idéologique et politique future des personnes, et le fait de rester fidèle à une ligne de conduite, à un seul courant de pensée, procure toujours un confort incommensurable. En effet, il est bien connu que lorsque les circonstances, et le plus souvent l’opportunisme, amènent une personne à agir en désaccord avec ses convictions ou ses croyances, elle éprouvera une dissonance, qui est un état d’inconfort et de tension interne.
Le plus intéressant dans cette manifestation est qu’on assiste à un étrange et amusant phénomène d’inversion car, la personne cesse d’être rationnelle pour agir intuitivement et comme d’habitude sur la base de ses convictions, mais tendra plutôt à modifier ses convictions dans le sens de ses actes ! Je ne vais citer inutilement aucun nom mais, ô combien j’ai la certitude que chacun a en tête un exemple de ces petits bonhommes en mousse.
D’ailleurs, les champions dans cette perversion sont les islamistes qui, pour certains, se sont déclarés après l’avènement du 7 novembre, RCDistes et gravi bien d’échelons dans la hiérarchie du parti, un acte qui, à bien y réfléchir, n’est pas en lui-même contre-nature car, il ne faut pas se leurrer, la relation entre destouriens et islamistes est symbiotique et plus intime qu’on ne l’imagine. Ne sont-ils pas deux partis de droite, certes de références différentes, mais des alliés objectifs et qui s’unissent pour casser tout élan de la gauche, leur ennemi commun ?
À l’université, n’était-ce pas le PSD qui les a maternés, encadrés, soutenus et introduis pour contrecarrer les militants et syndicalistes de gauche ? Un premier ministre de Bourguiba n’était-il pas à tu et à toi avec eux, mandaté pour mener des négociations dans une volonté de les réhabiliter auprès du combattant suprême et les ramener dans le giron du parti, s’il n’y avait pas eu les attentats qu’ils ont fomentés ? Ben Ali n’était-il pas au début, leur chouchou, roucoulant et goûtant aux délices d’une lune de miel avant qu’il ne se rebiffe contre eux ? C’est dire … Il n’est pas inutile de relever ces observations et de rappeler ces faits historiques car ils sont de nature à nous pousser, à réfléchir profondément au lieu de foncer tête baissée, à modérer le pas, à tempérer quelque peu l’enthousiasme général que suscitent les interventions enflammées de la présidente du PDL et à maintenir éveillé le bon sens critique.
Dix ans après le départ de Ben Ali, on mesure les conséquences de cet emballement immature
En 2011, la plupart des gens ne souhaitaient que le départ de Ben Ali mais sans se soucier de l’après, sans avoir eu une vision claire et une alternative pérenne et dix ans après, on mesure les conséquences de cet emballement immature et on voit, le rachitisme des programmes des partis et la récupération faite par les islamistes avec le re-verrouillage du système et le renouement du pays avec ses vieux démons.
Allons-nous répéter inconsciemment les mêmes erreurs ? Quoi qu’il en soit, il devient dénué de sens de rabâcher sans beaucoup d’idées nouvelles, son implication avec l’ancien régime puis, avoir été RCdiste est devenu un argument facile, repris comme un refrain insipide d’un morceau clinquant d’un bal de guinguette ! En réalité, on lui reproche surtout d’avoir tenu tête et résisté et de ne pas avoir suivi son mentor, le secrétaire général qui s’est fébrilement agenouillé dans une posture obséquieuse, penaud, la tête basse entre les jambes du chef de la confrérie, humant à travers la Djebba son camembert, pour implorer grâce et pénitence. Pitoyable !
Il va sans dire que Moussi mène une vraie opposition dans l’enceinte de l’Assemblée face aux conspirations des islamistes contre la souveraineté du pays en dénonçant leurs fourberies, mais une telle opposition ne constitue pas à elle seule, une vision futuriste et un programme d’avenir. Nul ne peut ne pas souligner l’ardeur de son caractère, sa forte poigne, la fluidité de son discours politique et la linéarité dans la construction de son argumentaire même si, elle surfe habilement sur la vague de l’exécration des islamistes et cherche avec un succès indéniable, à capitaliser sur la déception des tunisiens des gouvernants actuels. Alors, doit-on se résoudre à admettre, qu’à cheval donné, on ne regarde pas la bride ?
En tirant à boulets rouges sur Moussi, vous vous trompez lourdement de cible
S’il y a un antidote contre les croyances superstitieuses et les interprétations erronées, c’est bien la science et la culture. Par ailleurs, je ne vois de digue renforcée et de rempart infranchissable contre le fanatisme et l’obscurantisme, que la femme tunisienne qui, par ses acquis qu’on veut vainement remettre en question, ses avancées, son progressisme, son engagement et son occupation de l’espace publique, reste une arête en travers de la gorge de ceux qui veulent l’asservir, la mettre en coupes réglées, leur pire cauchemar et un frein à leurs projets ténébreux.
Alors mesdames, de grâce, un peu de discernement et de retenue, arrêtez de réfléchir avec vos hormones, ne cédez pas au narcissisme effréné et aux lancées de vos égos démesurés, finissez ce crêpage de chignons et cessez de critiquer avec véhémence et tirer à boulets rouges sur Moussi, vous vous trompez lourdement de cible !
Vous aurez plus tard tout le loisir de plonger dans des querelles et des débats idéologiques dans le cadre de visions et de projets partisans mais pour l’instant, il ne fait aucun doute qu’il y a péril en la demeure et que l’urgence est de s’opposer au projet de laminage du modèle sociétal actuel, à la volonté d’installation de califat et à l’ouverture de nos frontières aux étrangers pour une forme nouvelle et suprême de colonisation. En somme, éviter l’effondrement du pays !
On devrait faire bénéficier Moussi d’un soutien moral plus soutenu dans son combat actuel contre l’expansionnisme du parti islamiste et de ses phalanges, quitte à camper dans ce niveau d’épaulement car s’engager à aller au-delà, risquerait de faire sombrer ceux qui ne sont pas comme moi, de son obédience dans la désagréable dissonance cognitive évoquée. N’assistons-nous pas qu’à des velléités ? Doit-on ne pas oser émettre une hypothèse aucunement farfelue et qui me taraude l’esprit ? Celle disant que dans le couple PDL et Ennahdha, contrairement aux apparences, chacun tient absolument à l’autre.
Le parti islamiste se servant des destouriens pour justifier son existence comme protecteur de la révolution et se maintenir au pouvoir, en criant au loup et en traitant leur présidente comme on brandit un épouvantail pour inspirer d’excessives frayeurs et terreur du retour de l’ancienne dictature. Réciproquement, les destouriens captivent l’attention en ressassant inlassablement les travers de la confrérie, tel un credo récité pour galvaniser les troupes, entretenir la peur et détourner le regard de leur programme de droite classique et dans lequel, le social et l’égalité pour tous n’ont pas beaucoup de place ! Des dindons de la farce ? On ne peut qu’avoir l’esprit dubitatif mais, j’ai acquis la certitude qu’on continue de tourner en rond et que les préoccupations des gouvernants ne rejoignent pas les attentes des masses.
On a d’un côté un chef de gouvernement qui ne pense qu’à augmenter les impôts et taxer les fonctionnaires, quand bien même, nos impôts serviraient à financer le soulagement de bien des malheurs de l’existence des autres, au lieu d’engraisser des élus qui ne se passionnent que pour l’inutile et des ministres férus d’apparat et aux idées rabougries. De l’autre côté, un peuple atomisé, en léthargie, la tête dans la gamelle, laquelle est devenue sale et répugnante à tel point qu’il va finir par s’en détourner de lui-même pour se redresser, se rebeller et arracher ses droits !
Lotfi Farhane, Pr des Universités