Quelques bonnes âmes, dans une réaction purement épidermique, s’offusquent de la comparaison faite de la situation actuelle du pays avec celle de l’ère Ben Ali, disant, non sans un agacement manifeste, que son époque est révolue et la page est définitivement tournée. Certes, mais il ne faudrait pas se débiner pour ne voir dans cet exercice qu’une glorification du passé ou sa damnation. Plus simplement, on ne peut s’empêcher de le faire, poussés par l’immensité de la déception ressentie et l’ampleur du désenchantement vécu. La comparaison s’invite d’elle-même, que dis-je, elle s’impose.
Par Lotfi Farhane, professeur des Universités
À chaque élection, on imagine que notre vie va changer, qu’on connaîtra des jours meilleurs, qu’on va enfin se désengluer de cette mélasse de misères dont on nous a déployé une palette entière, dans laquelle on est tombé. Mais, ça repart toujours de plus belle et on revit la même situation pénible sur tous les plans, donc visiblement, on ne s’est pas doté des bons outils et on ne s’est pas donné les bons moyens pour s’en dépêtrer.
Des horizons obstrués et une absence de perspectives, un état de fait qui conduit à la résignation, au désespoir, à même se détester et fournit un début de réponse à l’interrogation de savoir, ce qui pousse les gens à fuir en tentant au péril de leurs vies, l’aventure hasardeuse de la traversée de la Méditerranée pour gagner l’autre rive, n’emportant en souvenir que des senteurs, des images de fêtes et des paroles de chansons populaires.
Pourquoi prendre autant de risques inconsidérés, la chanson ne dit-elle pas que la misère serait moins pénible au soleil ?
Quelques-uns réussissent à accoster et sont piteusement ramassés par la police italienne mais beaucoup sont recalés et finissent vomis par la mer. Un drame social et un désastre humain …
Pourquoi prendre autant de risques inconsidérés, la chanson ne dit-elle pas que la misère serait moins pénible au soleil ?
N’ayant pas d’autorité sur ce sujet et une fine connaissance des leviers du pouvoir, je vais tenter sans grandes prétentions, une explication de cet attentisme.
On semble ignorer le fameux principe de causalité mettant en relation deux objets qui sont la cause et l’effet que produit cette cause.
On semble ignorer le principe de causalité mettant en relation deux objets qui sont la cause et l’effet que produit cette cause
Un modèle déterministe cher à Descartes. Même s’il a été révisé en y ajoutant une part d’aléatoire et aussi la prise en compte du fait que le temps n’étant pas figé, il serait présomptueux de parler des mêmes conditions, car elles ne se reproduisent jamais. Mais là on bifurque vers un autre sujet philosophique qui n’est pas le nôtre …
J’opte donc pour l’adoption d’une hypothèse heuristique et ne retenir dans notre approche du sujet de l’immobilisme politique en Tunisie et l’impossibilité d’entrevoir des perspectives nouvelles pour une amélioration du quotidien des gens, que la simplification disant qu’il ne faut pas espérer en refaisant inlassablement la même expérience dans les mêmes conditions, obtenir des résultats différents des précédents !
si on veut avancer dans le bon sens, il faut agir en amont, traiter d’abord les causes pour mieux régler les effets.
À ce niveau de réflexion, il paraît lumineux et d’une extrême évidence que si on veut avancer dans le bon sens, il faut agir en amont, traiter d’abord les causes pour mieux régler les effets. Un champ fertile d’application étant le paysage politique tunisien …
Une grande et joyeuse cacophonie…
On assiste à un mélange confus de lectures diverses, plus sur les faits et les personnes que sur des idées ou des visions, à des brouillons d’analyses plus téméraires que structurées. Bref, une grande et joyeuse cacophonie.
Ainsi, on appelle précipitamment à un changement de gouvernement, certains vont plus loin et appellent à la dissolution de l’Assemblée et la convocation pour de nouvelles élections législatives, d’autres clament carrément un bouleversement du système politique, pour le rendre plus présidentiel …Toutes ces gesticulations équivalent, pour moi, un acharnement thérapeutique à traiter les symptômes au lieu de soigner hardiment les causes de la maladie.
Un nouveau gouvernement n’obtiendra jamais la confiance des députés s’il n’est pas conforme au bon vouloir des islamistes
Un nouveau gouvernement n’obtiendra jamais la confiance des députés s’il n’est pas conforme au bon vouloir des islamistes et s’il n’obéit pas à la stérile logique de “prorata parte”, naturellement en fonction de la taille des groupes parlementaires, ce qui a peu de chance d’aboutir à l’émergence de détenteurs de portefeuille compétents, efficaces avec une feuille de route cadrée et des objectifs ciblés.
La tenue de nouvelles élections législatives dans les mêmes conditions que les précédentes donnera naissance à grosso modo quatre groupes parlementaires desquels ne se dégagera pas une majorité nette capable d’appuyer un gouvernement monochrome pour appliquer aisément le programme d’un parti ; et on retombera inéluctablement dans le jeu perfide des alliances. D’où, retour à la case départ …
Le président de la République, clé de voûte mais…
Il est paradoxalement vrai que le président de la République est élu au suffrage universel direct mais ne jouit que de peu de prérogatives. Il n’est donc pas dénué de sens d’appeler à lui attribuer raisonnablement plus de pouvoir, mais tout le problème réside dans l’alchimie d’un bon dosage pour éviter les dérives d’une gouvernance d’un président jupitérien ou qui devrait subir l’adversité d’une cohabitation, la cinquième République en France en est un exemple …
la solution du problème réside dans le déminage de la Constitution dont le parti islamiste en a fait ses choux gras
Ce n’est certainement pas la panacée, mais je suis intimement persuadé que la solution du problème réside dans le déminage de la Constitution dont le parti islamiste en a fait ses choux gras, et plus particulièrement dans la décontamination du code électoral et de l’instance qui y veille, qu’il faudrait impérativement changer, l’actuel ne servant que le parti islamiste et ses alliés opportunistes.
Dans cette optique, on doit absolument se débarrasser du vote sur les listes et de cette règle malsaine des plus grands reliquats.
Qu’à cela ne tienne, me diriez-vous. Ce n’est pas un obstacle incontournable et cela doit pouvoir se faire sans trop de difficultés. Certainement, mais une telle initiative ne peut voir le jour que sous l’impulsion du président de la République, mais encore faudrait-il que ce dernier ose franchir le pas et le demander, lui qui peine à oser un sourire pendant un discours.
Cela ne peut se faire que sous l’impulsion du président de la République, or ce dernier n’ose même pas un sourire pendant un discours
Cette démarche requiert beaucoup de courage, une forte détermination et de la pondération. Son instigateur doit être directif, voire cassant, des qualités que je ne reconnais pas chez l’actuel locataire de Carthage, qui nous a plus habitué à des réactions intempestives et des déclarations tonitruantes, à nous alambiquer l’esprit, suscitant des émois et des surprises mais sans aucune concrétisation sur le terrain. Il s’époumone à dénoncer des dérives mais tarde à pousser ses bras pour vraiment influer.
Le président de la République est donc la clé de voûte de tout changement. Il doit avoir les coudées franches pour agir tous azimuts et dénouer une belle situation intriquée, qui fait le jeu de la confrérie et ne laisse pas augurer le meilleur pour le pays.