Saied et Fakhfakh ont-ils sonné le glas d’une soumission systématique de la part de presque tous les chefs de gouvernement, désignés depuis 2011, au mouvement Ennahdha et qui friserait « Al Moubaya3a » ? Une grande partie des anti-Ennahdha se délectent du “non“ du président de la République et de celui du chef du gouvernement aux «directives» du mouvement islamiste pensant et espérant que les temps du diktat de cette mouvance politique et de ses éternels chantages sont révolus ! Mais… ce bras de fer entre parti majoritaire, partis alliés et adversaires politique est-il le bienvenu dans un pays qui traverse une crise socioéconomique sans précédent ?

«Cette situation est en train de tuer tout espoir de relance et de reprise économique en Tunisie. Aucune chance pour que nous entamions un cycle vertueux», affirme Ezzeddine Saidane, expert économique et gérant de Directway-consulting.

A force de tirer sur la ficelle et de défier toutes les forces politiques en présence y compris le président de la République -tout puissant par sa légitimité électorale- et de rejeter toutes les tentatives de partage de ses pouvoirs, le mouvement Ennahdha se met tout le monde sur le dos.

Le parti islamiste est tel un joueur de poker sûr de sa main à tel point qu’il continue à parier à la hausse, oubliant qu’il peut perdre ses meilleures et que ses enchères ne peuvent pas toujours faire croire à ses adversaires que son jeu est meilleur.

« Je ne tolèrerai aucune discussion à propos d’un prochain gouvernement, tant que l’actuel chef de gouvernement est en poste, qu’il n’a pas présenté de lui-même sa démission et que la confiance de l’ARP ne lui pas été retirée ». Telle est la riposte de Kais Saïed, président de la République, aux membres de la Choura d’Ennahdha qui avaient chargé Rached Ghannouchi « d’entamer les négociations en vue de constituer un nouveau gouvernement ».

Kais Saïed ignoré systématiquement par la Choura, tatillon sur ses prérogatives, ne pouvait laisser passer cette offense sans réagir et remettre les pendules à l’heure. Il a fait ces déclarations en présence de Noureddine Taboubi, SG de l’UGTT, comme pour dire qu’il n’est et ne sera pas seul si attaqué frontalement par Ennahdha.

« La présence symbolique de Noureddine Taboubi, secrétaire général du syndicat des ouvriers, à la réunion visant à pousser Ennahdha hors du pouvoir et pas seulement du gouvernement est un indicateur de l’évolution positive de la position de l’UGTT face à l’imprudence, l’arrogance et l’effronterie du mouvement des frères musulmans. Un ennemi discret des luttes syndicales et qui n’a pas cessé tout au long de cette décennie de s’attaquer aux syndicalistes et de harceler dirigeants et militants », commente Mokhtar Boubakr, syndicaliste de longue date et ancien SG de l’Union maghrébine des syndicats.

Un membre éminent de la Choura, qui préfère taire son nom, estime que la raison de la crise actuelle n’est pas principalement Elyès Fakhfakh et le conflit d’intérêt en rapport avec la société Valis. La crise est beaucoup plus profonde que cela, d’après lui : «Ennahdha doit gérer deux difficultés, la première se trouve au sein du gouvernement Fakhfakh et s’appelle le parti Tayar et le mouvement Chaab avec lesquels le parti n’a pas d’atomes crochus et les partis Al Karama et le PDL à l’ARP. Le premier puise dans le réservoir électoral d’Ennahdha en radicalisant son discours, et le deuxième de par son l’évolution de son discours gagne des points à gauche. E.F a offert par l’affaire Valis la bouée de sauvetage au mouvement pour pousser vers une nouvelle carte politique. Et ce en choisissant un nouveau CDG et en mettant en place un nouveau gouvernement même. Et tant mieux si cela aboutissait à de nouvelles élections et une nouvelle carte politique ».

Un nouveau gouvernement ?  Oui mais comment ?

Mis au pied du mur, Elyès Fakhfakh radicalise lui aussi son discours et ses décisions et annonce tout de go qu’en raison des positions d’Ennahdha non solidaire avec la coalition gouvernementale et appelant à de nouvelles alliances, il procèdera dans les jours qui viennent à un remaniement ministériel qui écartera de fait les ministres Ennahdha. Le CDG dénonce une violation flagrante du “contrat politique“ conclu entre les partis de la coalition et le mouvement islamiste pour soutenir le gouvernement.

Selon le communiqué du CDG, Ennahdha ne se préoccupe que des intérêts partisans étroits au mépris de la stabilité, vitale, aujourd’hui pour le pays. Une stabilité nécessaire à la préservation des institutions publiques et la sauvegarde de l’économie nationale épuisée par les crises structurelles.

Mohamed Abbou, ministre de la Fonction publique, rejoint le CDG et affirme à la télévision nationale que la possibilité de pousser Ennahdha vers l’opposition n’est pas à écarter. Il ne parle pas de la méthode qu’il adoptera pour avoir une majorité confortable à l’ARP au cas où Ennahdha quitte le gouvernement. Lui qui s’est mis depuis longtemps 3 partis sur le dos -Qalb Tounes, le PDL et Al Karama allié inconditionnel d’Ennahdha.

Elyès Fakhfakh pourrait-il mettre les nahdaouis dehors ? Les réponses des constitutionnalistes diffèrent selon l’interprétation des textes de lois. Alors que pour Pr Slim Laghmani, cette opération est possible puisque le règlement intérieur de l’ARP ne peut pas supplanter la Constitution.

M. Laghmani explique : «La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 ne traite pas, d’une manière complète, des remaniements ministériels, c’est-à-dire de la modification partielle de la composition d’un gouvernement. Il y a là une lacune, une lacune probablement volontaire qui s’est imposée faute d’accord. La Constitution tunisienne traite de la confiance accordée au gouvernement (article 89) ou retirée à un gouvernement ou à un de ses membres par l’Assemblée des représentants du peuple (article 97). Elle dispose également que le président du gouvernement est compétent pour démettre ou décider de la demande de démission d’un ou de plusieurs membres du gouvernement (article 92). Le règlement intérieur de l’ARP a-t-il comblé une lacune ou violé la Constitution ? La réponse à cette question dépend du sens que l’on donne au vote de confiance. Plus précisément la question est de savoir si la confiance est accordée à la politique du Gouvernement ou au Gouvernement lui-même. Si elle est accordée au Gouvernement lui-même, c’est-à-dire au président du Gouvernement et aux différents ministres qui le composent, un vote de confiance s’impose même en cas de remaniement partiel. Mais il faudrait pour cela que le vote initial de la confiance au gouvernement soit individuel et non collectif, ce qui n’est pas le cas pour le gouvernement Fakhfakh. Si au contraire la confiance est accordée à la politique du gouvernement et tant que cette politique ne change pas aucun vote de confiance n’est nécessaire, le président du Gouvernement étant seul juge des personnes à même de réaliser la politique de son Gouvernement…».

L’ARP gérée dans le style de la choura ?

L’explication de M. Laghmani ne convainc pas d’autres constitutionnalistes qui estiment que c’est l’esprit de la Constitution qui doit prévaloir et que depuis presque 10 ans tous les ministres, un pas un, ce qui est par ailleurs une aberration, ont dû subir l’examen de l’ARP pour l’accord de confiance. Les précédents de la pratique entre l’exécutif et le législatif imposent, par conséquent, le vote de confiance et donc on ne peut pas avoir de légitimité sans être passé par l’ARP comme le veut l’usage dans un régime parlementaire.

Résultat des courses : entre les batailles rangées à l’ARP exigeant le retrait de confiance à Rached Ghannouchi et la décision du mouvement islamiste de faire tomber le gouvernement, le navire Tunisie tangue dangereusement.

M.A, un activiste politique déplore la mauvaise gestion du Parlement. « Il ne s’agit pas d’une position idéologique mais de la menace de cette gestion incompréhensible et aveuglement partisane sur la sécurité et l’ordre public. Nous ne pouvons pas fermer les yeux sur cette situation et il faut que tout le monde procède à un bilan critique de cette situation qui est en train de miner toute tentative de remettre l’économie nationale d’aplomb ».

De l’autre côté, Chawki Tabib, président de l’INLUCC, se dit désolé d’avoir à témoigner à propos d’une situation qu’il n’a pas voulue. « J’aurais aimé éviter tout ce chambardement politique en rapport avec l’affaire FakhfaKh. Mais dois-je me taire, occulter les faits et effacer les preuves ? C’est malheureux pour notre pays mais les faits sont têtus ».

Sur la scène politique et plus que les guéguerres quotidiennes au sein de l’ARP, les sondages d’opinion dont celui de Sigma Conseil viennent nous rappeler que le terrain pourrait être glissant pour Ennahdha en cas d’élections anticipées. Le dernier baromètre politique donne pour les législatives 29% d’intentions de vote pour le PDL de Abir Moussi, 24% pour Ennahdha, 11% pour Qalb Tounes et 7% pour Tayar. Reste 61,3% qui ne veulent pas déclarer leurs intentions de vote.

Pour la présidentielle, Kaïs Saïed occupe toujours le haut du pavé avec 58,7%, suivi de Abir très loin qui ne recueille que 10% d’intentions de vote !

Et le salut de la Tunisie dans tout cela ? Nul ne peut savoir ce qui peut arriver demain ! « Dans les situations désespérées, la seule sagesse est l’optimisme aveugle », nous répond Jean Dutourd.

Wait and see !

Amel Belhadj Ali

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