«L’injustice ne peut être commise que par ceux qui échappent à la loi commune, ceux qui disposent de l’autorité et du pouvoir», disait déjà au XIVe siècle l’homme politique et sociologue, historien et économiste Abderrahman Ibn Khaldoun, dans une célèbre lettre d’une étonnante modernité sur “la bonne gouvernance“.
Abou SARRA
Cette citation m’est revenue à l’esprit, ces derniers jours, après la révélation de graves abus et manipulations de dossiers en justice dans lesquels Ennahdha est fortement impliquée, depuis 2011 jusqu’à ce jour, sous le couvert de l’idéologie de l’Islam politique.
Il faut reconnaître que depuis l’ère de la Troïka (2011-2014), le ministre de la Justice d’alors, Noureddine B’hiri, a été constamment pointé du doigt par toutes les forces vives du pays (avocats, médias, syndicats…) pour avoir mis la justice tunisienne sous les ordres et le bon vouloir de son parti, Ennahdha.
Ainsi, chaque fois que les nahdhaouis sont épinglés, sur un plateau de télévision ou de radio, dans une sale affaire (assassinat politique, agression de manifestants – cas des milices s’autoproclamant protectrices de la révolution), ils répètent en chœur : « si vous avez un problème, poursuivez-nous en justice », sachant pertinemment que la justice aux couleurs d’Ennahdha va les blanchir par tous les moyens, quitte à manipuler les dossiers.
Même le défunt président Béji Caïd Essebsi, pourtant élu démocratiquement, au nom d’un consensus “assassin“, n’a jamais pu changer les choses. Il a laissé faire pour éviter au pays une soi-disant guerre civile.
Il a fallu qu’il y ait des avocats persévérants, comme les avocats de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi et un président probe comme Kaïs Saïed, pour révéler au grand public certains abus, dont deux méritent qu’on s’y attarde.
Affaire de la voiture Q5…
Le premier abus a été dénoncé par le chef de l’Etat en personne, et concerne la falsification d’un dossier sur un accident de la route commis par la fille de Anouar Maarouf (nahdhaoui bien sûr), alors ministre d’Etat chargé du Transport et de la Logistique, au volant d’une Q5 (300 mille dinars environ), voiture administrative mise à la disposition de son père de ministre.
Le procès-verbal (PV) de cet accident aurait été manipulé, falsifié avant de disparaître des classeurs du tribunal. L’objectif serait de déresponsabiliser et de blanchir le ministre et sa fille faisant assumer toute la responsabilité à un chauffeur du ministère qui aurait été poussé à faire un faux témoignage et à déclarer que c’était lui qui était au volant.
Pis, le PV a été rédigé pour faire passer la victime de l’accident, un hôtelier-conducteur de la banlieue nord de Tunis, comme le fautif, donc passible de poursuite en justice pour profération d’obscénités et de voies de fait.
Invité à s’expliquer sur certaines zones d’ombre, par radio MosaiqueFM, le porte-parole du tribunal de première instance de Tunis et substitut du procureur de la République, Mohsen Daly, “a été amené“ à affirmer que la fille du ministre était la véritable conductrice et qu’elle sera poursuivie uniquement pour un accident de circulation.
Quant à son père, qui s’était permis de s’exprimer, sur les ondes de plusieurs radios, et de déclarer que sa fille n’était pas au volant, il n’est cité nulle part dans le procès-verbal, alors que ces propos, très médiatisés, relèvent du faux témoignage.
Le parquet n’a pas jugé utile, également, d’enquêter ni sur les fausses déclarations du ministre, ni sur sa mauvaise gestion d’un bien public sous sa responsabilité, ni sur les raisons qui ont poussé le chauffeur à faire un faux témoignage.
Pour Mohsen Daly, le parquet ne tient pas compte des déclarations dans les médias mais uniquement des faits signalés dans le procès-verbal.
Pourtant son prédécesseur, Sofiène Selliti, en réaction à des propos du journaliste Sofiène Ben Farhat, vendredi 17 avril 2015 sur la chaîne Nessma TV, comparant « certains magistrats à des dawaêch », était intervenu en direct pour convoquer le journaliste à se présenter au ministère public. Il a estimé que les propos de notre confrère étaient « très graves car, ou bien il sait qu’il y a des magistrats appartenant au réseau de Daech -classé comme organisation terroriste, et il doit le prouver-, ou alors ses affirmations sont de simples allégations, voire des mensonges, et il doit répondre de ce délit ».
Conséquence : l’intervention du ministère public chaque fois qu’il y a des transgressions de la loi dans les médias est d’usage au parquet. La question qui se pose dès lors est de se demander sur les raisons qui l’ont empêché de prendre en considération les propos cette fois-ci du ministre du Transport et de lui faire assumer la mauvaise gestion d’un bien public (la Q5).
C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre les durs propos tenus par Kaïs Saïed contre le ministre des Domaines de l’État et des Affaires foncières, Ghazi Chaoauchi, dont la gestion des voitures administratives relève de ses attributions. Les propos du chef de l’Etat sont un véritable réquisitoire contre le système en place qui tente de couvrir et de blanchir, par tous les moyens, les siens.
Au regard de la réaction massive et positive sur la toile, Kaïs Saïed a gagné la sympathie de certains Tunisiens qui en ont marre de cette justice de deux poids, deux mesures.
Quid de l’appareil secret d’Ennahdha ?
Le deuxième exploit est à l’actif du collectif de défense de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Lors d’une conférence de presse tenue le 23 juillet 2020, l’avocate Imen Gzara, membre dudit collectif, a annoncé d’importantes évolutions du dossier.
La première révélation concerne la décision prise le 14 juillet 2020 par la Cour de cassation en vue de transférer le dossier de l’assassinant de Mohamed Brahmi au Tribunal de première instance de l’Ariana. Cette décision retire, de juré, le dossier du Procureur de la République près le Tribunal de première instance de Tunis 1, Béchir Akermi. Ce dernier a été constamment accusé par le collectif « de laisser traîner l’affaire en longueur dans le but de couvrir Rached Ghannouchi et certains de ses proches ».
La deuxième porte sur la confirmation de l’implication de l’appareil secret d’Ennahdha présidé par Rached Ghannouchi et dirigé par Mustapha Kheder dans les assassinats politiques. A ce sujet, l’avocate Imen Gzara a révélé que les investigations du collectif ont découvert que « le relevé téléphonique de Mustapha Khedher contient des communications fréquentes avec deux numéros de téléphone ; l’un s’étant avéré appartenir au chef du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, et l’autre à Kamel Bédoui, enregistré sous le nom de Khitam Zarqaoui ». Il s’agit d’un membre du groupe sécuritaire de 1991, qui est chargé de superviser le staff sécuritaire de Ghannouchi. Khedher avait fait appel à lui le jour de son arrestation, le 15 décembre 2019, a-t-elle indiqué.
Enfin, il faut reconnaître que les révélation du président de la République, Kaïs Saïed, sur ce qu’on a appelé « l’affaire de la voiture Q5 » et les résultats des investigations du collectif de défense de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, constituent indéniablement une claque pour tous ceux qui ont cru qu’en étant au pouvoir -allusion ici aux nahdhaouis-, ils peuvent falsifier les dossiers de justice. C’est là que la citation précitée d’Ibn Khaldoun trouve sa pleine signification.