La non adoption, jusqu’à ce jour, de la loi sur la Cour constitutionnelle alors qu’elle devait être paraphée six mois seulement après l’entrée en application, en janvier 2014, de la nouvelle Constitution, a donné l’opportunité à certains hommes politiques d’oser transgresser cette loi fondamentale, soit à dessein, soit par méconnaissance. Dans les deux cas, les transgresseurs font preuve d’abus et tombent sous le coup de la loi. Cette tendance s’est exacerbée, ces dernières semaines, avec la formation du nouveau gouvernement.
Abou Sarra
Le premier à avoir malmené la Constitution n’est autre que son premier protecteur, en l’occurrence le président de la République, Kaïs Saïed.
Le chef de l’Etat a commis, semble-t-il, deux grosses bourdes en déclarant, dans la soirée du 19 février 2020, que «certains parlent des trois présidents alors qu’il n’y en a qu’un seul : le président de la République, le président du conseil parlementaire et le chef de l’Etat». Cette déclaration lui a valu d’être qualifié de «projet de dictateur» par Iadh Elloumi, député du parti Qalb Tounès.
C’est peut-être là cette première bourde, celle-là même qui consiste en le fait qu’en sa qualité d’universitaire constitutionnaliste de formation, il devait connaître que la Constitution tunisienne de 2014 a été conçue sur la base du principe de limiter au maximum les pouvoirs exorbitants dont jouissaient les deux anciens chefs d’Etat, Bourguiba et Ben Ali, et de mettre fin à l’arbitraire et aux abus.
C’est pour cette raison que le pouvoir a été réparti dans cette nouvelle Constitution en cinq pouvoirs indépendants l’un de l’autre -bien indépendants l’un de l’autre. Il s’agit du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif, du pouvoir judiciaire, du pouvoir local et du pouvoir des institutions constitutionnelles.
Aucun groupe politique ne peut gouverner seul le pays
La deuxième bourde réside dans le fait qu’en sa qualité d’homme politique qui a réussi à accéder à la magistrature suprême, il devait au moins savoir que tous les sondages effectués, jusqu’ici, sur l’échiquier politique dans le pays sont unanimes pour dire qu’en Tunisie, il n’existe aucune frange sociale à même de gouverner seule le pays.
Pour ne citer que les résultats d’un sondage autrichien crédible, celui de la WVS (World Value Survey), organisation mondiale traitant de la sociologie des valeurs sociopolitiques dans les différents pays du monde, ce dernier a révélé que 56% des 1 205 des sondés Tunisiens situent leurs pensées et ambitions politiques au centre, contre 12% comme étant de gauche et 32% comme étant de droite (religieux et autres intégristes).
D’ailleurs, les résultats des élections qui ont eu lieu, depuis 2011, ont toujours confirmé cette configuration. Ils ont régulièrement donné 40% à 50% environ des voix pour la famille centriste, 20 à 30% des voix pour les conservateurs (religieux) et le reste pour les sensibilités de gauche et pour ce qu’on appelle, en Tunisie, la masse silencieuse.
Emergence de la polyarchie
Mieux, dans son essai “Transition politique et développement inclusif“, Riadh Zghal, sociologue et universitaire en sciences de gestion, écrit à propos de cet éparpillement du pouvoir, depuis 2011 : «la fin de la traditionnelle hiérarchie du pouvoir étatique a eu pour conséquence l’émergence de la polyarchie qui impose le partage du pouvoir et exige des compétences dont ne disposent ni les anciens gouvernants habitués à l’ordre du pouvoir centralisé, ni les nouveaux gouvernants sans expérience de gestion des affaires publiques et plutôt animés par le ressentiment, un désir inassouvi de vengeance et une volonté d’imposer qui un modèle de société, qui un modèle économique».
Le message de l’auteure est on ne peut plus clair. La Tunisie est certes plurielle mais il faut construire au quotidien cette pluralité-diversité.
Appliquer strictement la loi
Quant aux autres hommes politiques qui ont transgressé la Constitution, ces derniers temps, il s’agit, particulièrement, des députés du courant “Al Karama“. Au regard de l’agressivité des propos qu’ils ont tenus, au Parlement, lors du vote de confiance au gouvernement d’Elyès Fakhfakh, ces derniers ont donné l’impression qu’ils n’ont jamais lu la Constitution et que la démocratie n’est pour eux qu’une passerelle pour accéder au pouvoir.
Ainsi, lorsqu’un député d’Al Karama, comme Mohamed Affès, interpelle Elyès Fakhfakh en ces termes : «Tu n’es pas le plus apte parce que tu défends un projet laïc extrémiste(…) Tu es pour l’égalité successorale et l’ouverture des restaurants durant le mois de ramadan», cet élu de Sfax a oublié l’article 6 de la Constitution.
En effet, cet article stipule que : «L’État protège la religion, garantit la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes. Il assure la neutralité des mosquées et des lieux de culte de l’exploitation partisane. L’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance et à protéger le sacré et empêcher qu’on y porte atteinte. Il s’engage également à prohiber et empêcher les accusations d’apostasie, ainsi que l’incitation à la haine et à la violence et à les juguler».
Cela pour dire que ces propos apostasiants tombent sous le coup de la loi et que ce député et ses collègues doivent apprendre à respecter les lois du pays. C’est pourquoi la lutte contre l’impunité, voire l’application stricte de la loi demeure le plus grand projet politique que doit mettre en œuvre, en toute urgence, le gouvernement d’Elyès Fakhfakh.
De leur côté, les principaux partis du pays doivent coopérer et associer leurs efforts pour faire voter, dans les meilleurs délais, la loi sur la Cour constitutionnelle, car rien ne leur garantit, en son absence, qu’ils sont prémunis de dérapages totalitaires.
A bon entendeur.