Dr. Said AlDailami, délégué régional de la Fondation allemande Hanns Seidel pour la Tunisie, l’Algérie et la Libye, s’apprête à quitter Tunis au terme d’un mandat de six ans en tant que représentant régional résident.
Dans cette interview qu’il a accordée à webmanagercenter, le délégué régional allemand revient sur les grandes réformes auxquelles la Fondation a contribué. Des réformes politiques qui s’inscrivent dans le cadre du suivi de la Constitution de 2014 et qui visent, par l’effet conjugué de la formation et d’une approche inclusive décentralisée, à atteindre trois objectifs, selon Dr. Said AlDailami.
Il s’agit de stabiliser la jeune démocratie tunisienne, d’améliorer les modalités de participation aux décisions politiques et d’ancrer dans le pays les valeurs de citoyenneté, de démocratie et de développement.
Au nombre de ces réformes, Dr. Said AlDailami a évoqué celles liées à la décentralisation, à la justice, au Parlement et aux centres de citoyenneté, de démocratie et de développement (CD).
Entretien (suite et fin).
WMC: L’indépendance de la justice et son efficience sont tributaires de la bonne formation des magistrats et de leur adaptation aux nouvelles formes de criminalité : blanchiment d’argent, évasion fiscale, cybercriminalité, litiges internationaux…. Votre fondation a contribué au renforcement des capacités des magistrats tunisiens. En quoi a consisté cette assistance ? Dans quelle mesure les résultats sont visibles ?
Dr. Said AlDailami : Dans le domaine de la justice, la Fondation Hanns Seidel a contribué à la mise en œuvre de plusieurs réformes. Ces dernières reposent fondamentalement sur la formation des magistrats, la décentralisation et le respect des droits de l’Homme. Dans cette perspective, nous avons financé une cinquantaine de sessions de formation au profit des magistrats tunisiens.
Ces formations ont été organisées sous forme de tables rondes ou parfois par des voyages d’études en Allemagne et en Europe où les magistrats tunisiens sont initiés au traitement de sujets de pointe tels que le blanchiment d’argent, la cybercriminalité, le code pénal et sur la loi relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
En collaboration avec notre partenaire le Syndicat des Magistrats Tunisiens nous travaillons actuellement sur la réforme du statut des magistrats avec la commission qui est chargé de la rédaction du nouveau statut des magistrats.
La Fondation a participé à la réforme de la justice administrative en Tunisie et à sa décentralisation. Nous avons appuyé la mise en place de 12 chambres administratives régionales en collaboration avec notre partenaire l’Union des magistrats administratifs.
Nous avons également contribué à la mise en place d’une commission qui est chargée jusqu’à aujourd’hui de la réforme du code de la justice administrative.
L’objectif du projet est d’appuyer le tribunal administratif par la mise en place d’un système juridictionnel administratif, décentralisé, basé sur la bonne gouvernance, l’efficacité et la proximité des justiciables.
La justice administrative se compose d’un Tribunal administratif au niveau central, des chambres de première instance, des chambres d’appel et des chambres de cassation et d’une assemblée plénière. Et à partir de 2017, de 12 chambres administratives régionales.
Le principe de base est de faire en sorte que la satisfaction de l’intérêt général et le respect des droits et libertés soient encadrés par des normes constitutionnelles consacrées dans le champ administratif à l’effet d’assurer l’égalité, la neutralité, la continuité, la redevabilité, la bonne gouvernance et la bonne gestion, le tout sous le contrôle d’un juge indépendant chargé de dire le Droit.
La Fondation a contribué également à la réforme du Code de procédure pénale. Le nouveau code, entré en vigueur, garantit le droit à un avocat, l’information de ses droits au moment de l’arrestation, ainsi que la réduction de la durée de la garde à vue. Une attention particulière a été accordée aux lieux d’incarcération, aux conditions de détention et au respect des droits des détenus dans ces espaces clos.
Votre fondation a apporté une aide précieuse pour la création d’une académie parlementaire. Avez-vous le sentiment que cette institution a vraiment aidé les députés à mieux connaître les affaires de leur pays ? Voudriez-vous nous citer des exemples ?
La création de cette académie s’inscrit dans de ce qu’on appelle chez nous en Allemagne «l’appui scientifique» pour soutenir les députés. Des experts multidisciplinaires (sociologues, économistes, historiens …) sont engagés pour aider les députés à comprendre les tenants et aboutissants de tel ou tel dossier objet d’un projet de loi. La finalité est de faire en sorte que les députés votent ou ne votent pas pour des projets qu’en bonne connaissance de cause.
Toujours au rayon de l’action parlementaire, notre fondation a aménagé, conformément aux normes internationales les plus pointues, les archives administratives et législatives de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Les nouveaux locaux n’ont rien à envier à ceux érigés en Europe pour les mêmes motifs.
Mention spéciale pour la numérisation des débats de la Constituante de 2011. La Fondation aura ainsi contribué à l’enregistrement, au classement et au catalogage numériques d’une partie de l’Histoire de la Tunisie contemporaine. Nous sommes particulièrement satisfaits de cette action.
Etes-vous satisfait des centres CD² ? Ne pensez-vous pas que ces centres ne peuvent pas jouer pleinement leur rôle tant que le pays compte encore plusieurs millions d’analphabètes et d’illettrés insensibles aux valeurs de citoyenneté, de démocratie et de développement ?
Pour ne rien vous cacher, ces centres nous donnent entière satisfaction. Il s’agit de plateformes d’échanges d’informations et d’espaces de dialogue entre les représentants de la société civile et la gouvernance locale.
Bien équipées, ces structures numérisées abritent des réunions, conférences et débats réguliers sur des questions tendant à renforcer, à l’échelle régionale, les valeurs de citoyenneté, de démocratie et de développement.
Ces centres s’inscrivent dans le cadre d’une approche inclusive, participative et décentralisée. Au regard des résultats obtenus, nous sommes tentés d’avancer que ces CD (CD au carré) sont devenus, quelque part, « La Mecque » pour la société civile tunisienne dans les régions. Nous en sommes fiers.
Jusqu’à ce jour, nous comptons cinq CD2 à Sidi Bouzid, au Kef, à Sfax, à Ben Arous et à Nabeul. Le projet CD s’étendra prochainement au Sud de la Tunisie.
Pour répondre à votre question sur les difficultés d’assimilation et de compréhension des débats par des communautés qui ne seraient pas initialement préparées (analphabètes et illettrés), je voudrais vous informer que nous comptons parmi les bénéficiaires et animateurs des CD des ONG de jeunes instruits et engagés. Il s’agit particulièrement de l’Association « Ado + ». Cette ONG, qui a pour but de développer les compétences civiques et culturelles des adolescents de 13 à 18 ans, exploite les CD comme des espaces d’expression, de convivialité et de proposition afin de renforcer leur participation à la vie culturelle et sociale de façon significative et positive. Le rôle des CD consiste justement à les intégrer dans le lancement de projets communaux devant rejaillir positivement sur les communautés locales.
Cela pour dire que contrairement à vos appréhensions qui laissent dégager un certain pessimisme, nous, nous sommes optimistes et nous pensons que ces CD peuvent apporter beaucoup pour le renforcement en Tunisie du triptyque : citoyenneté, démocratie et développement.
D’après vous, qu’est-ce qui manque à la Tunisie pour devenir une démocratie confirmée ?
Je voudrais d’abord dire qu’en dépit de certaines insuffisances, la transition politique, voire démocratique, ne cesse de progresser, de tourner et de fonctionner. Pour preuve, le respect des échéances électorales et l’organisation dans les temps d’élections telles que les municipales et les législatives.
Pour garantir l’irréversibilité de cette démocratie tunisienne, nous pensons qu’il est nécessaire de mettre en place, dans les meilleurs délais, la Cour constitutionnelles qui aurait dû être installée 6 mois après l’adoption de la Constitution de 2014.
Le suivi des grands projets de réforme dans le pays et la surveillance continue de leur mise en œuvre permettraient au pays d’avancer beaucoup plus rapidement qu’il ne le fait actuellement.
Il s’agit également de réviser certaines lois qui ont prouvé leur improductivité, en l’occurrence la loi sur le financement des partis et la loi électorale.
Avant votre départ, quel serait votre dernier message pour les Tunisiens ?
De mon point de vue, la Tunisie jouit d’une excellente réputation dans le monde pour avoir mené une transition pour la démocratie avec des moyens pacifiques.
Il lui reste d’achever ce qui a été prévu par la Constitution et d’aller de l’avant sur la voie démocratique.
Je pense que les Tunisiens ont tous les atouts pour relever ce défi dans la mesure où une des composantes des spécificités du peuple tunisien réside dans son attachement à la vie. L’expression en dialecte tunisien que vous utilisez pour remercier quelqu’un et lui souhaiter du bien au terme d’une rencontre, en l’occurrence « Yaichek », en dit long sur l’amour des Tunisiens pour la vie. C’est à la fois un hymne pour la vie et une illustration de la spécificité du peuple tunisien.
Propos recueillis par Abou SARRA
La fondation Hanns Seidel est une fondation allemande indépendante établie au Maghreb depuis 1988. Elle entretient des relations traditionnelles avec la Bavière et constitue une partie intégrante des instruments de la coopération internationale allemande.