Dans cette période de crise généralisée, d’extrême incertitude et de perte de repères, beaucoup d’entre nous sont à la quête d’une sagesse édifiante et inspirante, qui pourrait nous permettre de transcender l’abîme intellectuel et spirituel dans lequel nous vivons. Les sentiers battus qui nous ont conduits au marasme actuel ne risquent pas de nous mener au salut auquel nous aspirons ; il faudrait donc inéluctablement trouver d’autres paradigmes de pensées qui puissent nous mener à bon port.
Liberté sans jugeote…
La révolution du peuple tunisien nous a certes comblés avec des niveaux de liberté, dont on ne soupçonnait même pas l’existence, sous le joug de la dictature. Cependant, une liberté effrénée sans jugeote, c’est comme une arme bien aiguisée avec laquelle le détenteur farfelu est le premier à risquer de se faire blesser.
Au nom de la liberté, d’innombrables atteintes ont été portées à la dignité des Tunisiens, et ce depuis l’avènement d’une révolution, qui était censée être à la fois celle de la liberté mais aussi de la dignité. La vraie et la plus importante révolution, qui n’a malheureusement pas encore eu lieu sous nos cieux, c’est celle qui affecte les esprits et c’est la seule qui serait capable de dresser la barre pour nous épargner de tomber dans les abîmes, sur les bords desquels nous nous plaisons à danser au nom des libertés.
L’Art à la pointe de la pensée humaine…
Devant la dégradation endémique des esprits, des valeurs, des goûts, du langage et des comportements et sous le coup de la polémique qui fait rage au sujet d’un comédien controversé qui s’adonne, au nom des libertés d’expression artistique, à des plaisanteries déplacées sur la lingerie intime d’une politicienne sulfureuse, le présent article inspiré et en partie traduit à partir d’un article d’un collègue Hambourgeois, en l’occurrence Ing. Alfred Klingberg, tente de présenter un concept de l’Art à la pointe de la pensée humaine et de contribuer un tant soit peu à élever le niveau du discours et de l’échange entre nous Tunisiens.
Le mot allemand « Kunst », qui est le pendant du mot latin « ars », s’apparente dans la culture allemande aux termes “compréhension“, “savoir“, “sagesse“, “connaissance“ et “sciences“.
Étymologiquement parlant, l’adage « l’art naît d’une parfaite maîtrise d’un savoir-faire » serait doc tout à fait plausible. L’art est aussi synonyme de compétence, de dextérité et d’habilité. La condition préalable pour atteindre le rang d’artiste serait donc un haut niveau de compétence spécifique, entériné par une validation sociétale, en tant que quelque chose de particulier ou même d’hors du commun.
Dans un sens plus large, le terme art s’applique à toute activité basée sur la connaissance, l’exercice, l’imagination et l’intuition, qui essaie en permanence de défier la perfection ou du moins de s’en approcher. On parle donc de l’art du génie (ingénierie), l’art de l’artisanat, l’art des mathématiques, l’art oratoire, l’art de la diplomatie, l’art de guérir et même l’art de faire la guerre dans lequel un certain général carthaginois est passé maître…
D’un point de vue historique, on peut considérer que les arts se sont développés à partir de leurs contributions dans l’organisation matérielle des cultes et des rites religieux. Une des grandes expressions des arts se trouve effectivement à travers les cultures, le temps et l’espace, dans les lieux de cultes. L’art est donc un produit de la culture et un indicateur du niveau de l’éducation et de la conscience d’un peuple.
L’art pourrait aussi être considéré comme une langue vivante qui ferait abstraction des mots et qui aurait comme rôle primaire d’éduquer la perception et par voie de conséquence le goût de l’être humain.
Aussi bien dans la philosophie de Platon que celle d’Aristote, l’imitation est considérée comme le problème fondamental des arts, mais pas dans le sens de la reproduction banale de l’apparence superficielle des choses mais plutôt comme l’interprétation des idées qu’elles véhiculent ou bien comme un effort conceptuel, qui vise à parfaire la nature.
Depuis le 18ème siècle, le mot art désigne en particulier des activités basées sur la créativité de l’esprit humain ; l’art et la créativité sont donc considérés comme deux notions, qui sont intimement liées.
Dans l’œuvre ‘Maximes et réflexions’ de Goethe, l’artiste est enclin à interpréter les notions d’ordre global et général plutôt que de se perdre dans les méandres des détails insignifiants.
Pour le chroniqueur et l’artiste de la renaissance, Giorgio Vasari, la conception est à l’origine de l’art, étant donné que le travail conceptuel est lié nécessairement à une idée déjà existante. Les contributions de celui-ci l’auraient prédestiné à la gloire posthume, d’être considéré comme le père de l’histoire de l’art et le créateur du mythe moderne de l’artiste.
Les différentes formes d’expression de l’art…
Depuis Emnanuel Kant, l’art est considéré sous une forme particulière de connaissance, liée essentiellement à la capacité cognitive des personnes à voir et à concevoir la dimension esthétique. À partir de la capacité de jugement des aspects esthétiques des choses, s’est développé le concept de génie (à partir duquel s’est développée l’ingénierie), celui-ci est doté de capacités intuitives particulièrement développées. L’art serait donc la réalisation créative et innovante de personnes surdouées.
In fine, on pourrait considérer que l’œuvre d’art serait un produit du génie et que le génie serait la capacité de maîtriser l’art.
Dans la philosophie d’Emmanuel Kant, l’univers ne met pas sous nos yeux des images pures et translucides de l’idéal ou du moins pas d’une manière explicitement accessible. L’art aspire donc à combler ce vide et à concrétiser l’idéal esthétique, étant donné que celui-ci n’est pas directement accessible dans l’espace et dans le temps. Seul ce qu’on arrive à concevoir dans nos esprits de la manière la plus parfaite pourrait être considéré comme du ressort de l’art, même si on n’a pas encore l’habilité, les aptitudes ou les moyens pour le réaliser.
Le 20ème siècle sera caractérisé par diverses tentatives pour se débarrasser du concept traditionnel de l’art, considéré comme trop restrictif. L’entrelacement à petites mailles de la vie avec l’art laisse émerger la réflexion que tout est tendanciellement de l’art et que chacun est un artiste par défaut. Derrière cette approche se dégage l’espoir ou l’utopie que les structures sociales archaïques pourraient être ainsi brisées dans le but de provoquer leur renouveau. On pourrait donc classer un grand nombre d’activités comme étant artistiques dans le sens large de terme.
Cette classification se base essentiellement sur deux critères essentiels, en l’occurrence la créativité et l’efficacité. Lorsqu’on considère à titre d’exemple les œuvres de l’ingénierie allemande dans la conception et la production de bolides ou de limousines de grande classe, on a intuitivement la tendance de les voir comme des objets d’art plutôt que des machines de transport.
L’œuvre artistique est vue souvent comme l’aboutissement d’un processus artistique, mais depuis les temps modernes, le processus lui-même pourrait être considéré comme de l’art.
La première école supérieure publique d’art en Allemagne fut fondée à Berlin en 1696. Depuis l’âge des Lumières, l’art a été considéré sous les formes d’expression suivantes :
– Les beaux arts et en particulier les arts plastiques avec les genres classiques tels la peinture, l’art graphique et la sculpture.
– L’architecture
– L’artisanat
– La musique dans ses deux expressions (composition et interprétation).
– Les arts scéniques avec le théâtre, la danse et le cinéma.
– L’opéra en tant qu’une combinaison de tous les arts.
Dans des documents du 11ème siècle sont apparues pour la première fois de nouvelles terminologies latines comme « ingeniator, engignor ou incignerius », qu’on ignorait dans l’antiquité et qui furent dérivées du mot « ingenium », ce qui veut dire en gros “esprit vif“.
À la fin du moyen-âge, ce nouveau terme a rapidement gagné les langues romanes comme « ingegnere » (italien) ou « ingénieur » (français).
Le terme « Ingénieur », repris de la langue française, n’a été adopté par la langue allemande qu’à la fin du 18ème siècle. Depuis les temps modernes et même au moyen-âge, l’ingénieur était considéré comme un expert, capable de trouver des solutions pratiques et d’organiser et diriger leurs mises en œuvre, conformément aux contraintes techniques et aux exigences du donneur d’ordre. Cependant, il n’était pas encore possible ni plausible, à cette époque, de parler d’une profession avec une formation standardisée, des référentiels bien fondés ou même d’une conscience d’un statut propre à l’ingénieur.
L’ingénierie n’a pu accéder au statut d’un métier à part entière qu’après qu’on a réussi à rassembler et à sauvegarder ses connaissances spécifiques. Le transfert du savoir et des connaissances pouvait alors se faire par les livres, qui permettaient d’aller au-delà du transfert oral des expériences et des connaissances personnelles, comme pratiqué jusque là.
Luca Pacioli, Leonard de Vinci, et les autres…
Leonardo de Vinci (1452-1519) incarne d’une manière remarquable l’appropriation des connaissances cumulées les plus diverses par des experts techniques, au début des temps modernes. Il est considéré, aujourd’hui encore, comme un esprit de génie, qui concrétisait de la manière la plus spectaculaire le lien organique entre ingénierie, sciences, arts et savoir-faire.
Leonardo se voyait en premier lieu en tant que peintre et ses œuvres sont parmi les exemples les plus impressionnants, illustrant l’harmonie du fond et de la forme, pendant la période de la haute renaissance italienne.
Cet artiste hors pair aurait suivi une formation technique dans l’atelier d’Andrea Verrechio, pour qu’il puisse se consacrer à des problématiques d’ingénierie.
Dans l’une des nombreuses écoles créées par des hommes d’affaires italiens, il a pu acquérir ses connaissances mathématiques. Sur les parquets des palais royaux, il a pu en plus nouer des contacts étroits avec des érudits dans les disciplines les plus diverses, tel que le mathématicien Luca Pacioli, ce qui lui a ouvert de nouveaux horizons dans sa quête du savoir.
On sait aujourd’hui peu de choses sur les projets techniques qu’il a réellement concrétisés, une grande partie de ses idées n’a sans doute pas franchi le stade d’esquisses ou au meilleur des cas de fragments de prototypes. Il y a lieu alors à se demander s’il était vraiment un bon ingénieur. Par contre, si on faisait abstraction de la mise en œuvre pratique de ses idées et si on considérait que les schémas techniques, les modèles à échelles réduites, les innombrables manuscrits et notes ainsi que les réflexions théoriques, étaient des réalisations à part entière, on gagnerait une image tout à fait différente de cette personne célébrissime.
De ce point de vue, on peut à juste titre considérer Leonardo comme un maître des sciences de l’ingénieur et au même titre comme maître dans l’illustration didactique des objets techniques.
En effet, les legs impressionnants de Leonardo, sous forme d’illustrations techniques avec diverses formes de présentation restent uniques. Cela s’applique en particulier à ses études détaillées sur les machines et sur l’écoulement de l’eau.
Ses dessins sont souvent soigneusement conçus avec des intentions didactiques avérées. Ce qui le distingue en particulier, c’est sa capacité à reconnaître, à expliquer et à illustrer les règles et les lois qui régissent les phénomènes naturels et techniques. Les dessins et les schémas d’illustration qui ont été réalisés selon certains principes de représentation graphique, ont influencé l’ère de Leonardo et bien après et ont fait indiscutablement de lui, le fondateur de l’illustration scientifique et technique moderne.
Autour de l’année 1500, le chef-d’œuvre de Leonardo était d’explorer les limites des médias et des formes de connaissances dont il disposait pour parvenir à des connaissances nouvelles et à des idées innovantes, ce qui continue aujourd’hui encore à susciter l’admiration aussi bien des profanes que des historiens. Avec ses croquis il a pu anticiper à de nombreuses prouesses techniques, qui n’ont pu voir le jour, que bien après qu’il eu tiré sa révérence.
Les considérations théorique dans le domaine de l’ingénierie, visait à l’époque de Leonardo beaucoup moins de découvrir les lois de la nature, il s’agissait plutôt de reconnaître certaines lois liées à la pratique technique et même de les décrire sous forme mathématique et essentiellement sous forme géométrique. On s’intéressait donc dans la formalisation de l’ingénierie, à la théorisation de la pratique et de ce fait on peut considérer que la relation entre ingénierie et sciences de jadis, était bien plus complexe de ce qu’on le penserait.
Les réalisations des ingénieurs ne peuvent pas être qualifiées de sciences naturelles appliquées, elles reposaient plutôt sur diverses formes de connaissances, dont on citerait la géométrie, qui était tout à fait susceptible d’avoir le rang de science.
Au début des temps modernes, la mécanique, la physique ou la philosophie des sciences ne pouvaient pas être mises en pratique, de façon à permettre d’ouvrir la voie à des innovations et des prouesses techniques, car on ne disposait pas encore des moyens technologiques pour le faire.
La formalisation croissante des sciences de l’ingénieur était l’une des conditions préalables les plus importantes, qui a permis de ramener le savoir théorique à la réalisation pratique, ce qui a permis à son tour l’essor technologique fulgurant de la civilisation occidentale.
Force est de constater d’après ce qui a précédé, que ce qui hante réellement nos scènes, nos plateaux, nos médias et tout notre espace public et ce qu’on essai de nous vendre comme de l’art, ce n’est rien d’autre que de l’anti-art. Nous devrions constater, avec toute l’amertume qui va avec, que nous sommes malheureusement passé, maîtres dans l’art de malfaire et l’art de faire du mal.
L’art est certainement beaucoup plus que ces charlatans essaient de nous faire avaler. Ceux qui ne ratent aucune occasion pour brusquer le commun des mortels tunisiens dans son sacré, ses convictions, ses moralités et ses mentalités et à promouvoir chez lui une image d’une société décadente et dépourvue de toute valeur, ont tout simplement tort.
L’art devrait être notre maître-mot, lorsqu’on veut penser, dire ou faire. L’art dans sa définition noble et intégrale devrait régir toutes nos activités dans tous les domaines, et on ne serait que ravis de voir sous nos cieux des artistes-ingénieurs, médecins, politiciens, commis de l’Etat, prédicateurs, éducateurs, policiers, maçons, éboueurs, etc., qui mettent à contribution leurs savoir, savoir-faire, autorité, moyens, et s’efforcent à rendre notre espace vital un lieu, où il fait bon vivre au lieu de cet enfer, que nos jeunes essaient par tous les moyens de fuir par milliers, dans des barques de fortune, dites de la mort.
Lorsqu’on se résoudra à pratiquer chez nous l’art à l’Allemande, je pense que notre Tunisie sera aussi parfaite que l’Allemagne, mais juste avec un climat beaucoup meilleur.
Chokri Aslouj
Président du Conseil des sciences de l’ingénieur – le think tank de l’Ordre des ingénieurs tunisiens; Ancien président de l’Association des Tunisiens diplômés des universités allemandes.
NB: Les intertitres sont de la rédaction
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