Au mois d’avril 2017, Sami Jallouli, politologue et consultant international, directeur du cabinet “Stratégie Consulting“ établi en Suisse, dénonçait ce que nombre de Tunisiens ont considéré comme une révolution populaire mais que lui considère comme un “coup d’État“ fomenté par des pays étrangers. «Cette prétendue révolution, avait-il affirmé à l’époque, avait un seul objectif : la déstabilisation de l’ordre politique pour des raisons économiques ».
Aujourd’hui Sami Jallouli élève de nouveau la voix pour crier haut et fort son désarroi face au “massacre“ de l’économie nationale.
Entretien.
WMC : Vous venez de publier un post dans lequel vous dénoncez l’opération délibérée de détruire industries et industriels nationaux. Qu’est-ce qui vous le fait dire avec autant de certitude ?
Sami Jallouli : Je dirige un cabinet de consulting basé à Genève. De mon travail, j’ai accès à plusieurs sources fiables, donc je sais de quoi je parle. L’industrie tunisienne subit une campagne de massacre sans précédent. Nous ne sommes plus maîtres de notre économie et de notre richesse dans ses différents volets (économiques et ressources humaines).
Je me souviens très bien en 2009, je suis tombé sur un rapport de l’ambassade de France en Tunisie. Lequel rapport parlait des grands obstacles auxquels sont confrontés les investisseurs français en Libye. Il mentionne également un verrouillage du marché libyen par les industriels tunisiens. Il encourage les français à entrer en partenariat avec ses homologues tunisiens pour commercialiser leurs marchandises en Libye.
Il s’agit d’une pression orchestrée par des politiciens locaux en faveur de certains pays étrangers, notamment la Turquie
Aujourd’hui et depuis 2011, nous subissons des pertes et une dégradation des affaires d’année en année. Il s’agit notamment d’une pression orchestrée par certains politiciens locaux en faveur de certains pays étrangers, notamment la Turquie. Ce dernier pays a déjà mené des campagnes à la défaveur de marchés tunisiens existants en Afrique, surtout dans le domaine agroalimentaire. Une politique d’une concurrence déloyale qui se manifeste par des industriels turcs vendant leur marchandise en-dessous de leur prix de revient, tout en bénéficiant des subventions et des aides de l’Etat.
Une méthode utilisée par la marque Isuzu au début des années 80 en Tunisie. Isuzu avait vendu ses voitures en-dessous du prix du marché, ce qui avait engendré des pertes à la marque française Peugeot… A cette époque, la France avait exercé une pression sur le gouvernement tunisien afin d’empêcher Isuzu de vendre ses véhicules à un prix trop bas.
Au-delà de l’épidémie de la Covid-19, comment expliquez-vous que, depuis janvier 2011, nous assistions à la stagnation voire au recul du secteur des industries mécaniques et électriques (IME) qui a entamé, dès le 2ème trimestre 2018, un fléchissement important ?
A mon avis, il y a trois volets dans cette question. Le premier est en rapport direct avec nos partenaires étrangers. Notre principal partenaire principal est l’Europe. Depuis quelques années, des pays industriels comme l’Allemagne, la France ou l’Italie enregistrent un ralentissement de leur croissance.
Le deuxième volet se rattache directement à notre politique interne. Notre administration est un vrai handicap devant tout essor du secteur industriel en général. Notre industrie est accablée par une lourdeur administrative, une bureaucratie qui freine toute réforme.
Le troisième volet se rattache à des facteurs externes. Les Chinois et les Turcs ont envahi le marché des industries mécaniques et électriques. Ils fabriquent pour le compte des grandes entreprises avec qui nous avions des contrats. En parallèle, ces deux pays sont soupçonnés de contrefaçon. Ils fabriquent et commercialisent des pièces de rechange compatibles pour toutes les marques avec des prix cassés. Cette politique de contrefaçon a été même un sujet d’enquête de l’Interpol…
Notre administration est un vrai handicap devant tout essor du secteur industriel en général.
La Turquie a suivi presque le même chemin que la Chine. Au début, pour établir un tissu industriel, les Chinois ont envoyé leurs espions partout dans le monde industriel. Ils ont copié des outils de production dans différents domaines, allant de l’agroalimentaire jusqu’à l’industrie mécanique…
Les Turcs, pour leur part, ont acheté des produits industriels chinois puis ils ont effectué quelques modifications et de légers changements en termes de forme afin de nationaliser ces produits et de les vendre avec un “Made in Turkey“.
En Tunisie, notre tissu industriel n’est pas très productif. Nous ne nous fabriquons pas d’outils de production. Nous fabriquons seulement des produits consommables au travers des outils de production importés.
Nous devons simplifier les procédures, changer notre stratégie industrielle, suivre les mutations technologiques sur le plan local et international
Nous devons simplifier les procédures, changer notre stratégie industrielle et opter pour des nouvelles orientations, suivre les mutations technologiques et socio-économiques sur le plan local et international et encourager la prise de décision rapide… changer les mentalités et les méthodes du travail.
Au Sud de la Méditerranée, la Tunisie est le pays le plus compétent et le plus proche de l’Europe. C’est inadmissible, voire incompréhensible de ne pas profiter de notre position géographique et de se regrouper dans des lobbies sectoriels dans différents domaines stratégiques.
Pourquoi, d’après vous, les gouvernements révolutionnaires se sont engagés depuis 2016 dans la suppression des incitations aux secteurs productifs ?
Premièrement, les gouvernements révolutionnaires n’ont pas le sens du patriotisme. Ils ne croient pas à la souveraineté nationale et à la limitation territoriale. Pour eux, l’espace tunisien n’a aucun sens. Ils sont guidés par la mentalité du groupe et non la mentalité de l’État dans son concept étroit.
Deuxièmement, ces pseudo-gouvernements n’ont pas arrêté de créer des crises dans certains secteurs. Nous avons vécu l’importation du lait alors que nous jetons notre production locale. Ils sont tellement zélés qu’au lieu de gérer les crises, ils en ont créé des nouvelles. Là où il y a du business, il y a une crise.
C’est vrai, notre pays a besoin de capitaux étrangers pour régir les investissements en Tunisie, mais il a perdu une grande partie de sa souveraineté au détriment des PME locales. Nous ne pouvons pas créer la richesse nationale au travers uniquement des investissements étrangers, dont la présence sur le sol tunisien n’est que provisoire, et la plupart du temps sous l’influence directe des mutations des conjonctures politiques.
nous devons ouvrir nos frontières, moderniser nos lois, mais aussi en contrepartie protéger nos PME devant ces capitaux.
C’est vrai, nous devons ouvrir nos frontières, moderniser nos lois et élargir notre vision internationale, mais aussi, nous devons en contrepartie protéger nos PME devant ces capitaux.
Le problème majeur n’est jamais seulement une question financière, vu que ces investisseurs étrangers peuvent acheter les entreprises locales sans même mettre les pieds en Tunisie. Le grand problème est de lâcher un savoir-faire, faire fuir les ressources humaines.
La destruction du tissu industriel est-elle du fait des lois surannées ou décourageantes existantes et les autres qui ne cessent d’être promulguées ?
Le secteur industriel est un secteur très délicat. Il demande la stabilisation, le développement technologique, humain et une vision futuriste. C’est un secteur en pleine mutation. Si nous prenons par exemple le secteur de l’industrie agroalimentaire et en étudiant les produits sur le marché sur tous les plans, de la matière première jusqu’au packaging, nous allons découvrir une situation effrayante, à savoir que ce secteur ne s’est pas développé depuis des années. Il est resté enfermé dans un “look de production“ traditionnel.
La responsabilité incombe en grande partie aux industriels tunisiens eux-mêmes. Ils n’ont pas suivi le rythme des changements et n’ont pas initié le développement nécessaire.
Aujourd’hui, trois critères déterminants sont la clef de voûte de tout produit : l’étiquetage, la qualité du produit et l’emballage.
Au niveau de l’étiquetage, beaucoup d’informations nécessaires sont absentes. La traçabilité du produit, alors que nous ignorons complètement d’où vient la matière première utilisée. Le consommateur cherche de savoir d’où viennent ces ingrédients, de quel espace géographique pour savoir si ces ingrédients ne sont pas affectés par la pollution ou l’utilisation massive des engrais chimiques et si le produit a respecté les législations internationales au niveau de l’emploi des enfants ou de main-d’œuvre mal payée.
Au niveau de la qualité de produit, nous devons mieux évaluer nos produits. A l’exception de quelques produits de qualité, le reste est en-dessous des normes internationales et par conséquent ne sont pas compétitifs.
Le packaging est un problème majeur en Tunisie. Nous avons constaté dans certaines études menées par notre agence que l’industrie agroalimentaire n’a pas avancé dans le packaging. On peut même le qualifier comme un maillon faible de cette industrie.
Une économie saine est dépendante d’une stabilité politique et sociale, de lois performantes et stables. Des critères qui sont malheureusement dysfonctionnels dans notre pays.
Comment expliquez-vous l’acharnement des activistes et de nombre de partis politiques sur la destruction de la production énergétique nationale (pétrole et gaz) et des acquis de la Tunisie dans des secteurs tels la transformation du phosphate en engrais… ?
Ces activistes ont exploité la faiblesse du gouvernement. L’image du gouvernement a de ce fait perdu en crédibilité. Nous avons vécu des histoires assez frappantes. Comment un gouvernement peut-il signer un accord avec un activiste ? On n’a jamais vu un cas pareil. Même pendant les conflits les plus sombres de l’histoire entre les autorités italiennes et la mafia, l’Etat italien n’a jamais discuté avec ces groupes. Trois juges anti-mafia ont été victimes de cette guerre. L’Italie n’a pas cédé et a agi avec fermeté contre ces fléaux.
empêcher la production dans des endroits stratégiques comme le site d’El Kamour ou le bassin minier de Gafsa est un acte purement criminel
Faire des sit-in et empêcher la production dans des endroits stratégiques comme le site pétrolier d’El Kamour ou le bassin minier de Gafsa est un acte purement criminel.
C’est la résultante d’un gouvernement faible, voire inexistant, issu d’un système erroné basé sur des quotas partisans. Un gouvernement pareil est de fait paralysé par des conflits d’intérêts privés. Il montre une faiblesse et crée les moyens de sa propre destruction. La réalité est choquante.
Depuis 2011, nous avons élu 8 gouvernements. Un échec sans précédent.
Nous vivons dans un monde en pleine mutation. Les énergies classiques (pétrole et gaz) ne font plus les beaux jours de l’économie. Aujourd’hui, nous parlons de l’énergie renouvelable, de l’énergie verte, des nouvelles sources d’énergie dont la Tunisie peut exploiter… Nous devons penser et procéder aux changements.
Entre 2011 à 2017, les exportations tunisiennes vers l’Union européenne (UE) stagnent à 9 milliards d’euros, alors que des pays voisins améliorent leurs quotas. Les industries manufacturières opérant dans le secteur du cuir et de la chaussure ont presque disparu laissant place aux importations sauvages venant de Chine et de Turquie, un marché parallèle florissant défendu par un lobby politique très fort à l’ARP et dans les administrations publiques. Que faire pour y remédier selon vous ?
Je préfère éviter les comparaisons telles celles entre le Maroc et la Tunisie. Le Maroc a gardé sa ligne droite. Il a bien protégé ses choix politiques même si le roi Mohammed VI a dirigé, depuis 2011, une vaste réforme politique et a instauré un régime parlementaire. Il a bien protégé et développé les intérêts nationaux de son pays. C’est le roi qui est derrière les grands chantiers. C’est lui qui lance les projets stratégiques. Ses initiatives ne cessent d’augmenter et de se développer.
Au Maroc, il y a une seule tête qui décide et qui suit l’exécution avec fermeté. En Tunisie nous avons trois têtes qui se disputent le pouvoir.
Au Maroc, il y a une seule tête qui décide et qui suit l’exécution avec une fermeté. En Tunisie nous avons trois têtes qui se disputent le pouvoir.
Si le Maroc, par exemple, a réussi à réformer son tissu économique, tout en multipliant ses projets et gardant ses emplois, de l’autre côté, la Tunisie n’a rien fait pour sauver son industrie devant l’importation massive depuis la Chine et la Turquie, surtout dans des produits que nous produisons en Tunisie et qu’on peut qualifier de “produits phares“ et fleuron de l’industrie nationale, notamment dans le domaine des tissu, du cuir et du plastique.
A mon avis, notre marge de manœuvre est limitée financièrement et juridiquement. Financièrement, car les capitaux que nous possédons sont limités, et juridiquement nous sommes liés par des traités bilatéraux déséquilibrés.
La solution doit être radicale. Mener une réforme catégorique et qui doit toucher tous les secteurs. Nous devons changer nos lois, encourager réellement l’initiative privée, protéger les investissements nationaux, préparer une nouvelle génération d’investisseurs et d’hommes d’affaires en dehors des familles connues, démocratiser l’accès à l’investissement et la création de la richesse et essentiellement encourager massivement les PME.
Lutter contre la fraude, la contrebande et la contrefaçon passe par un assainissement radical de l’administration publique. Nous enregistrons des dégâts considérables, d’un manque à gagner au niveau des droits de douane et en défaveur du tissu industriel.
Pourquoi, selon vous, certains partis politiques ont fait du dénigrement des créateurs de richesses nationaux des arguments de campagne, attaquant tout ce qu’ils entreprennent et privilégiant les opérateurs étrangers dans tout ce qui se rapporte aux marchés publics allant même jusqu’à élaborer des cahiers de charge “cousus main“ pour écarter les Tunisiens au profit d’opérateurs étrangers ?
La réponse est claire. Avec un nouvel opérateur étranger, il y a des commissions faciles à gagner. Traiter avec un opérateur étranger c’est beaucoup plus facile et ne pas avoir des ennuis avec l’administration locale.
La plupart du temps, les dirigeants de ces partis politiques sont en relation avec ces opérateurs. Ils travaillent ensemble et certains sont même associés (affaire Fakhfakh). Business et politique font rarement bon ménage. C’est un mélange explosif et signe d’un système encourageant la corruption.
Depuis 10 ans, le système mis en place, au lieu de lutter contre la corruption et l’inefficience des pouvoirs publics, a contribué à démocratiser et généraliser une criminalité politique. Ce n’est plus un phénomène isolé ou restreint, mais un phénomène qui tend à se généraliser.
Quel est le rôle des organisations patronales et de l’Etat dans la préservation de la souveraineté économique nationale ?
Il est clair que la situation est dramatique. Avant de parler d’une reprise économique, nous devons parler d’une réforme radicale.
Favoriser une croissance plus forte de l’emploi et de la productivité, améliorer les conditions de vie et travailler pour inscrire le ratio dette/PIB sur une trajectoire descendante n’a aucune valeur en l’absence d’une vraie politique de réforme.
Des réformes de grande envergure sont nécessaires pour restaurer la confiance et de passer un message de stabilité socio-économique. Le premier souci d’un investisseur local ou étranger est la garantie de ses investissements, de son argent et sous quelles conditions.
Le renforcement de l’efficacité de l’administration publique est vital. Nous devons investir dans les structures, le capital humain et les outils technologiques. L’action publique doit être lisible et performante. Une suppression des certains privilèges est nécessaire (les bons d’essence, réduction du nombre de voitures de fonction, réduction de nombres de fonctionnaires à la moitié…).
Toutes ces réformes n’auront aucun impact positif si nous ne procédons pas aux réformes du système judiciaire, voire remplacer l’ordre juridique actuel
Toutes ces réformes n’auront aucun impact positif si nous ne procédons pas aux réformes du système judiciaire, voire remplacer l’ordre juridique actuel, en vue de créer un nouvel ordre porteur d’améliorations pour la place économique et sociale tunisienne et qui instaure un vrai Etat de droit.
Sur le plan économique, l’application des mesures de protectionnisme dans certains secteurs stratégiques est primordiale. Un critère majeur de la souveraineté d’un Etat.
La Suisse applique ce genre de mesures d’une façon périodique et saisonnière. Nous ne trouvons pas dans les rayons des grandes surfaces suisses du lait ou du fromage français ou du chocolat belge. Nous ne pouvons pas continuer à inonder le pays de marchandises que nos industriels fabriquent localement en Tunisie.
Il faut passer le grand message, celui de restaurer la confiance dans la capacité du pays de se réformer et ouvrir les portes pour attirer des nouveaux hommes d’affaires motivés et prêts à prendre des risques mesurés.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali