Au lendemain du 14 janvier 2011, les Tunisiens étaient pleins d’espoirs. L’espoir d’être des citoyens libres avec une vie politique digne, une presse libre et une justice indépendante. L’espoir de renouer avec une croissance rapide et un rythme de création d’emplois pouvant enfin commencer à éradiquer le chômage et permettre à la jeunesse tunisienne de reprendre confiance en son pays et de considérer que l’avenir est à construire maintenant et ici en Tunisie, de considérer que la Tunisie va enfin pouvoir lui offrir l’emploi et la dignité.
L’espoir de nous débarrasser des déséquilibres sociaux et régionaux, de promouvoir une vraie jeune démocratie et de positionner la Tunisie parmi les pays considérés et respectés, parmi les vrais pays émergents qui ont la volonté de rattraper les pays avancés. L’espoir de mettre en place un système qui permet aux meilleurs d’entre nous de prendre démocratiquement les commandes du pays pour le mener à bon port en tirant le meilleur de notre intelligence individuelle et collective et de nos ressources.
Mais il semble que petit à petit nous ayons perdu notre volonté d’être libres et nous avons aussi perdu notre volonté de penser. Nous sommes aujourd’hui asservis par la peur. La peur de l’avenir. La peur pour notre démocratie qui ne construit pas, pour notre jeunesse et les générations futures. La peur pour notre sécurité qui continue d’être sérieusement menacée un peu plus chaque jour. La peur pour notre économie qui s’effondre avec des entreprises défaillantes par centaines et des emplois perdus par centaines de milliers.
Notre pays se désindustrialise et gaspille ses maigres ressources naturelles. Nous perdons confiance en notre système d’éducation, notre système de santé et notre justice. L’économie de rente prend de l’ampleur et nous asservit davantage. L’économie parallèle domine et nous envahit un peu plus chaque jour. Et notre taux d’analphabétisme, qui a sans cesse baissé depuis l’indépendance pour passer de 65% à 15% en 2010, remonte de nouveau pour se situer à 19% !
Nous avons perdu notre volonté de penser. Les chiffres publiés par l’INS (Institut national de la statistique) le samedi 15 août étaient un véritable tremblement de terre. Je les rappelle parce qu’il me semble qu’on les a déjà oubliés, volontairement ou non : une croissance économique négative de 21,6% au terme du second trimestre de cette année comparé au même trimestre de l’année dernière, une croissance économique négative de 11,9% au terme du premier semestre de cette année comparé au premier semestre de 2019 (qui était lui-même très faible en termes de croissance économique).
Plus grave que tout : 161 000 emplois perdus en en trois mois -oui vous avez bien lu, 161 000 emplois perdus en trois mois (avril, mai et juin 2020, chiffres de l’INS). 161 000 emplois perdus sont l’équivalent de 161 000 familles ou 750 000 Tunisiens qui avaient un revenu au début de cette année et qui n’ont plus de revenus aujourd’hui. Nos entreprises publiques sont dans un état piteux, et nous n’entrevoyons aucune réflexion sérieuse, aucune stratégie de les sauver. La Tunisie est maintenant bel et bien installée dans le club des pays surendettés, avec de sérieuses menaces sur sa souveraineté et son indépendance.
Je pense que nous avons vraiment perdu notre volonté de penser. Nous mettons tous ces mauvais résultats sur le compte de la Covid-19. Quelle malhonnêteté intellectuelle, ou quelle malhonnêteté tout court. S’il est vrai que la Covid-19 y est pour quelque chose, il est encore plus vrai que nous avons très mal géré cette crise de point de vue économique, financier et social, comme nous avions très mal géré notre pays avant la Covid-19.
Les résultats sont là, et ils sont troublants. Au lieu de penser à une stratégie de sauvetage de notre économie, de nos finances intérieures et extérieures, de nos emplois et donc de notre dignité de citoyens, on met l’accent sur certains indicateurs qui sont mal analysés et donc mal compris.
On nous dit que nos réserves de change ont atteint le niveau de 140 jours d’importation, niveau jamais atteint depuis quelques années. Analysez l’origine de ces réserves de change et leur vraie nature, et vous serez surpris par l’ampleur du mensonge.
On nous vante la baisse du taux d’inflation. Essayez de comprendre pourquoi ce taux baisse et vous serez surpris par les véritables raisons qui expliquent cette baisse.
Il en est de même pour la baisse du déficit de la balance commerciale. Le comble du comble : une économie en profonde récession et dont les indicateurs, tous les indicateurs sont au rouge vif, et le dinar qui se redresse et qui monte contre les principales devises. L’économie est dans un état d’hémorragie grave et le dinar se porte comme un charme !
Nous avons perdu notre liberté de penser. Notre politique monétaire a fini par casser tous les moteurs de la croissance. Les plus grands économistes du monde et les grandes et moins grandes Banques centrales à travers le monde considèrent que la priorité aujourd’hui est à la protection des économies, à la préservation des emplois et des entreprises et à la protection du pouvoir d’achat des citoyens. La gestion à travers le monitoring du taux d’inflation, indépendamment du reste de l’économie, est dépassée. Mais nous y tenons toujours. Les résultats de cette manière de gérer sont là, et ils sont sérieusement troublants.
À tous ceux qui ne font que considérer que mes propos sont pessimistes et que je présente un tableau noir, je dis ceci : est-ce que la réalité de notre pays est meilleure que ce que j’ai inlassablement essayé de décrire et de prévenir depuis des années ? Est-ce que la situation de notre pays est moins noire que le tableau que j’essaye de brosser ?
Critiquez mes idées et mes propos et essayez de les améliorer au lieu de vous suffire de simples jugements de valeur qui ne nous avancent à rien. Les solutions pour sauver notre pays, notre jeunesse, notre économie avec nos entreprises et nos emplois, notre expérience démocratique et notre dignité de citoyens tunisiens existent. Nous pouvons ensemble les mettre en œuvre.
Mais il faudrait au préalable que l’on regagne notre volonté de penser et notre volonté d’être libres.
Ezzeddine Saïdane