Désaveu, camouflet ou disgrâce pour la nouvelle génération d’économistes du pays? Et pour cause, deux éminents économistes, deux caciques du régime de Ben Ali, sont appelés à la rescousse du gouvernement Mechichi, le 10e gouvernement depuis 2011.
Tout un aveu d’échec de cette génération d’économistes ayant gouverné, conseillé ou cautionné dans les médias ces gouvernements, cette pléthore de ministres et de politiques économiques (et monétaires) ayant mené la Tunisie à sa pire crise économique depuis toujours.
Comment explique-t-on ce fiasco ? À quand le mea culpa de ces économistes «experts» qui ont eu tout faux ?
Le retour du professeur économètre Mongi Safra (70 ans, Ph.D University of Michigan) sera éclairant pour les décisions économiques, choix stratégiques et politique monétaire.
La remise en selle de Tawfik Baccar (69 ans) aidera aussi la remise en marche des politiques macro-économiques et du développement économique, notamment au profit des régions et des communautés déshéritées, qu’il connaît du nord au sud et d’est en ouest.
Leur retour est vu comme une dernière chance pour sauver l’économie, suite à une accumulation d’échecs économiques, devenus avec le temps explosifs pour la stabilité politique du pays, voire pour la survie au pouvoir de tous ces protopartis sans programme économique, sans économistes et sans vision stratégique.
Une ardoise économique coûteuse et socialement néfaste
Pour l’ère démocratique post-2011, la nouvelle génération d’économistes a voulu tout changer, tout démolir, mais sans créer des modèles alternatifs. Tous affichaient naïvement des promesses de taux de croissance allant de 5 à 7%, avec la création de 100 000 emplois par an, miroitaient du changement de modèle de croissance et plein d’autres mégaprojets utopiques et de mirages fallacieux.
Fiasco sur toute la ligne et échecs sur tous les fronts : taux de croissance moyen nul pour la décennie, chômage explosif, inflation hors de contrôle, pouvoir d’achat divisé par deux, un dinar scié de moitié… et ressources naturelles sont désormais prises en otage (Kamour, Redief, Benguerdance, etc.).
Pour tous ces économistes post-2011, la pensée magique domine! Comme s’il fallait dire une orientation pour que celle-ci se réalise miraculeusement. Ces économistes néophytes sont rapidement devenus ministres, conseillers ou «experts» surmédiatisés… le tout pour mener le pays à sa faillite, ou presque !
Qu’on se rappelle de ces économistes qui ont justifié le bourrage de la fonction publique par 250 000 fonctionnaires en 2 ans, pour satisfaire les partis et les intérêts partisans (augmentation de 40% des effectifs). Des décisions qui ont ruiné la viabilité du service public et gangrené les chaînes de commandement dans les administrations publiques. Avec autant un effritement du sens de l’État et des valeurs liées. Des décisions qui ont fait de la fonction publique un fourre-tout, un dinosaure budgétivore, dysfonctionnel, inefficace… et un écosystème corrompu… et j’en passe !
On se rappelle de ces ministres et conseillers présentés comme “économistes“, alors qu’ils sont de simples avocats, ingénieurs ou même «affairistes» de tous acabits, à qui on offre le pouvoir pour financer les promesses irréalistes des partis et des lobbies… au détriment de la dette publique (dettes passées de 35% du PIB en 2010 à 85% en 2020) et aux frais d’une pression fiscale poussée à son maximum. Tous ces économistes néophytes ont voulu défendre leur parti et moins leur patrie. Ils ont souvent pensé à leur portefeuille, à leur CV… et moins aux intérêts collectifs et communautaires.
On se rappelle de ces élites parachutées à des postes clefs au sein de la Banque centrale, pour diligenter des politiques monétaristes restrictives, hors du temps et aux antipodes de la rationalité économique, du bon sens de la relance économique et des approches contre-cycliques adoptées partout dans le monde.
Les pièges et les risques du métier d’économiste
Les économistes ayant gouverné ou influencé la prise de décision, ayant mené le pays à une quasi-faillite, ont raté le coche ! Ils ont aussi plaidé pour des décisions utopiques, souvent populistes, fermant les yeux sur tous les impacts économiques. Tous ou presque ont refusé d’adopter ou de publier les analyses cost-benefit, les ayant amenés à agir de la sorte et à préconiser de tels leviers de sélection des projets et choix publics.
Les «grands pontes» qu’on montre à la télévision comme des économistes experts de la Tunisie post-2011 ne se sont guère préoccupés des impacts des décisions publics sur le pouvoir d’achat et le bien-être collectif.
Mais, pourquoi donc les économistes de l’après-2011 ont-ils raté le coche ? Il y a trois explications possibles.
Primo : la première explication a trait à l’«appât financier», la trappe financière dans le jargon des économistes ! Critiquer les propositions économiques des partis, fouiller dans les affaires monétaires ou mettre en cause la gestion budgétaire de l’État, c’est se priver d’opportunités lucratives liées à des subventions de recherche ; c’est se fermer la porte des consultations (écrire des rapports, souvent bidons et inutiles) ; c’est se faire rejeter par les médias et par les conférences. C’est se faire insulter aussi… quand on tient un discours hors du mainstream balisé par l’establishment au pouvoir… et les médias à la solde.
Bref, un cercle fermé qui mène la danse, avec des réseaux et en connivence avec des lobbies et membres du cartel bancaire.
Aujourd’hui encore, critiquer scientifiquement la mal-gouvernance économique du pays, c’est passer pour un extra-terrestre, un «luddite», un loufoque … Mon dernier texte au sujet du «fiasco de la politique monétaire» en Tunisie m’a valu des insultes en règle sur plusieurs médias et par des élites complices.
Aussi, critiquer et pointer les réformes économiques douloureuses, c’est aussi se priver de la générosité des «sponsors», des 5 à 7 arrosés des ambassades et réseaux dominants au sein de l’establishment politique, monétaire et bancaire.
Secundo : la seconde explication a trait à la (in) capacité de faire de la recherche en économie publique et en économie politique. Ces économistes devenus décideurs de la décennie post-2011 ne sont pas ceux qui publient dans des revues économiques ayant un facteur d’impact respectable, ne sont pas ceux qui disposent de la capacité scientifique pour modéliser, mesurer et démontrer par la preuve leurs postulats et hypothèses de recherche. Sur des enjeux empiriques actuels, le pays vit une omerta totale, les décideurs naviguent à l’aveuglette… et poussent l’économie à filer droit sur l’iceberg de la faillite.
Ces «économistes» verbeux ne veulent pas mesurer l’impact des politiques monétaristes sur l’investissement, ils ne veulent pas savoir comment la Tunisie a perdu sa compétitivité économique, ruiné son secteur industriel… et ils s’en balancent du pouvoir d’achat du citoyen.
Ils sont prisonniers de leurs aveuglements et distillent chaque jour un peu plus de slogans et de postulats surannés. Il suffit de regarder les présentations de ces experts économistes dans les conférences internationales… et au sein des travaux des commissions parlementaires, pour discuter des lois à portée économique. Pas plus tard qu’hier, un de ces «économistes» s’est livrée à une démonstration verbeuse d’une heure (20 mn prévues), totalement hors sujet, sans preuves et sans recommandations (présentation accessible sur YouTube de la Commission des finances du Parlement).
Ces «économistes experts» ne sont pas en mesure d’expliciter les vrais constats et de les associer avec des propositions pratico-pratiques… rentables pour la collectivité. De la rhétorique, des discours herméneutiques qui visent à impressionner, à noyer le poisson, à occulter les enjeux, les impacts et les effets de levier des mesures.
Tertio : la troisième explication a trait au fait que ces élites économistes en Tunisie ont souvent des égos disproportionnés, ils veulent imposer leurs diktats, enjoliver leurs «bénédictions» et «jugements» sans recourir à des vérifications empiriques, à des indicateurs, même imparfaits, voire ambigus et discutables.
Et dans le contexte d’une débandade économique sans précédent, la confiance du public envers les élites et les experts économistes est au plus bas.
À quand le mea-culpa des économistes du post-2011 ?
Même les économistes du FMI font leur mea-culpa, quand ils se trompent. Ils l’ont fait au sujet de leurs errements au sujet de la crise de 2008 et de la faillite de nombreux pays en développement, suite aux recommandations que les économistes du Fonds ont prodiguées. Mieux vaut tard que jamais !
Il est symptomatique que le FMI, pourtant au cœur de l’analyse économique et du système monétaire international, se montre capable d’autocritique et de remise en cause ! Et pas les économistes de la Tunisie post-2011.
Les problèmes économiques au Liban, de la Grèce, de l’Argentine offrent une illustration aussi caricaturale que burlesque des dégâts occasionnés par ces économistes apprenti-sorciers, pris dans leur jeu maléfique, mettant en péril les économies de leur pays et de leur société dans son ensemble.
La génération des économistes post-2011 doit sortir de son aveuglement et doit faire son mea-culpa. C’est une façon de redonner confiance de la Tunisie profonde en ses élites d’économistes.
Faute de penseurs économistes honnêtes, responsables et articulés, la transition économique post-2011 pousse la Tunisie droit dans le mur ! Un pays dont les budgets sont déjà exsangues, dont les jeunes se jettent à l’eau pour fuir l’enfer et se réfugier en Europe (presque 15 000 en 2020).
Dix ans après la révolte du Jasmin, les «pontes économistes de la Tunisie» ont conduit le pays dans une impasse économique, un échec cinglant et lourd de conséquences. Si le FMI est capable de faire son mea-culpa, pourquoi les économistes tunisiens, ayant été au pouvoir durant les 10 dernières années (ministres, conseillers, communicateurs, gouverneurs de la BCT), ne font pas le leur ?
Pourquoi ces experts économistes continuent-ils de faire les «chiens de garde» de modèles de mal-gouvernance désuets et pourquoi continuent-ils de se pervertir au gré des diktats de protopartis indifférents à l’économie tunisienne ?
Moktar Lamari, Ph. D.
Universitaire au Canada