Le politique monétaire suivie par la BCT se distingue par sa radicalité en matière de lutte contre l’inflation. Le renchérissement du crédit bancaire figure parmi ses dommages collatéraux. Mais peut-on lui attribuer la discrimination quant à l’accès des entreprises au crédit bancaire ? Pas si sûr même si ça se discute !

L’économie tunisienne est au plus mal, et tout le monde le sait. L’enquête annuelle “Entreprise Surveys – Tunisia 2020 – Country Profile“ de la Banque mondiale (BM) auprès des entreprises tunisiennes vient le souligner, humeur des chefs d’entreprise à l’appui. Ces derniers ont le moral contrarié. Leur mental est engourdi par la crise, laquelle a essoufflé tout le système. Faute de ressort propre, l’économie peine à repartir par ses propres moyens. Et l’investissement est en état de grippage avancé.

Le rapport annuel d’enquête de la BM… révèle un bouleversement dans l’ordre des urgences pour les chefs d’entreprise

Le rapport annuel d’enquête de la BM, un hybride entre le classique “Doing business“ et le rapport du FMI sur “l’état de la compétitivité“ dans le monde, révèle un bouleversement dans l’ordre des urgences pour les chefs d’entreprise en comparaison avec 2014. La difficulté d’accès au crédit bancaire devient leur premier souci avec 39,4% des suffrages exprimés (12% pour la région MENA) contre 10% en 2014.

A titre comparatif, la peur de la corruption est de 15% contre 10% en 2014. Et l’instabilité politique arrive loin derrière avec 11% contre 49%. Quant à l’informel, il baisse de 10 à 8%.

C’est dire que la dynamique économique est fortement compromise. A qui la faute ?

Pr Moktar Laamari, Ph. D, enseignant universitaire au Canada, met à l’index la politique monétaire suivie par la BCT. Celle-ci favorise le crédit cher en maintenant le taux directeur au-dessus de 6,75% et 7,75%. Outre qu’elle favorise une sorte de “cartellisation“, souligne-t-il, du système bancaire. Cette situation permet aux banques de marger confortablement sur les avances au trésor, leur garantissant une rentabilité élevée. Cela fait qu’elles se détournent des appels des entreprises, grevant la croissance dans le pays.

En soi, l’instrument d’allocation des ressources est défiguré, ce qui est anti-économique si les banques cultivent l’aversion au risque. Il y a du vrai et du faux dans cette affirmation. Dès lors, comment relativiser la portée de ce point de vue ?

La rareté du crédit et la discrimination des banques       

Le crédit bancaire n’a jamais été abondant dans le pays. Outre cela, le rapport de la BM vient rappeler que les entreprises peinent à y accéder. Moktar Laamari n’est pas le premier à pointer du doigt cet état des choses. En octobre 2019, lors de la tenue du Conseil annuel de l’Union des banques maghrébines, un long procès avait été fait aux banques pour leur sélectivité sévère en matière d’octroi du crédit. Et même que la BCT évoque publiquement l’urgence d’accélérer l’inclusion financière.

Que le faible état de la concurrence empêche une baisse des tarifs bancaires et des taux, c’est tout à fait recevable

Mais Pr M. Laamari franchit un pas supplémentaire. Le taux directeur de la BCT maintenu à un niveau élevé rend la situation encore plus accablante. C’est-à-dire que le crédit, en plus d’être sélectif, devient prohibitif. Que les banques en arrivent à discriminer les entreprises est plausible. Que le faible état de la concurrence sur la place empêche une baisse des tarifs bancaires et même des taux, c’est tout à fait recevable. Mais pourquoi omettre d’évoquer la sous-capitalisation des entreprises ? Souvenez-vous que Jalloul Ayed, le premier ministre des Finances après la révolution, en avait fait son cheval de bataille. Il s’était employé à promouvoir des “véhicules de fonds propres“. Il est arrivé à mettre sur pied la Caisse des dépôts et consignations, mais il avait manqué de temps pour promouvoir le Fonds des fonds dénommé “Ajyal“. Cette carence en fonds propres sévit toujours.

Par ailleurs, le franchissement d’espèce de la profession bancaire qui se convertit en investisseur en bons du trésor, fortement décrié par Pr Laamari, a de quoi interpeler. Les banques font un business juteux là-dessus en siphonnant les liquidités sur la place, tarissant le financement des entreprises, d’autant que l’épargne a beaucoup baissé. C’est devenu comme une martingale. Cependant, la monétisation de la dette publique est devenue une pratique courante, et les plus grands Banques centrales, dont la FED (Banque centrale américaine) et la BCE (Banque centrale européenne), la pratiquent largement. Mais elles le font à taux bas proche de zéro. Alors, pourquoi la BCT s’obstine-t-elle, pour sa part, à maintenir un taux élevé ?

“Tout sauf l’inflation“, dixit Marouane El Abassi

Dès son arrivée à la tête de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Marouane El Abassi est parti en croisade contre l’inflation, mal absolu à ses yeux. “Tout sauf l’inflation“ était son cri de guerre. Son crédo était qu’il fallait familiariser les opérateurs à ancrer les anticipations en conférant une prédictibilité sur les taux. De fait, la politique monétaire, austère, devient un bouclier contre l’inflation.

Lui-même avait reconnu que cette inflation n’est pas d’origine monétaire, mais malgré cela il adopte une politique monétaire rigoureuse pour la combattre. C’est l’inflation sous-jacente, c’est-à-dire hors énergie et alimentation qui est en cause. Et celle-ci n’est pas prise en mains par la politique économique, ce qui échappe au pouvoir de la BCT.

tout le temps que la spirale inflationniste n’est pas éradiquée, il sera aventureux de baisser le taux directeur

La politique monétaire reste la seule arme pour endiguer le fléau. Faut-il l’ajuster en fonction des résultats obtenus comme l’indique Pr Laamari ? La réponse de la BCT est connue d’avance : tout le temps que la spirale inflationniste n’est pas éradiquée, il sera aventureux de baisser le taux directeur.

Il y a tout de même un résultat positif, quoique ténu. L’on est dans une situation de taux d’intérêt réel positif. Et c’est encourageant car le système retrouve une logique financière. La stabilisation de l’économie est au prix du ralentissement de la demande, et le taux directeur élevé y contribue.

La FED et la BCE peuvent se permettre le luxe d’un taux voisin de zéro, ce qui allège le coût de l’endettement pour l’Etat et les entreprises. Cependant, il faut garder à l’esprit que l’inflation en Amérique et en UE est très basse.

Le Maroc a voté une loi d’amnistie de change, confortant ses réserves en devises.

Cela vaut également pour le Maroc et la Jordanie, cités par Pr Laamari, lesquels ont des taux respectivement de 1,5% et de 2%. Et c’est l’occasion de rappeler que le Maroc a fait deux choix forts et coûteux. Ce dernier a pris l’option d’une monnaie forte en adossant le dirham à l’euro.

Par ailleurs, il a voté une loi d’amnistie de change, confortant ses réserves en devises. Et de plus en plus, il s’engage sur la voie de la convertibilité totale de sa monnaie.

Qu’on se le dise bien, les choix forts finissent par payer, en retour. La Tunisie n’en est pas là. L’ennui est que l’on a le sentiment que la BCT campe sur son indépendance et fait la sourde oreille aux appels incessants pour baisser le taux. Croire que c’est du dogmatisme monétariste est quelque peu excessif. Et tout tend montrer que la BCT fait preuve de réalisme. Lâcher les vannes, c’est s’exposer à voir l’inflation tout emporter sur son passage.

Le Policy Mix a fait défaut

Tout focaliser sur la rigueur de la politique monétaire est, de notre point de vue, injuste. Il faut réaliser que le pays ne s’est pas donné une Policy Mix, c’est-à-dire un couplage entre politique monétaire et politique budgétaire. Cet attelage permettrait une meilleure marge de manouvre pour détendre le taux directeur. Se précipiter à demander une révision immédiate de la politique monétaire, c’est ignorer le probable avantage que procureraient les 67 mesures décidées par le ministère des Finances dans le cadre de la politique de relance économique.

L’une de ces mesures autoriserait la réévaluation des bilans des entreprises sans incidence fiscale. Il s’agit là d’un levier qui permettrait de conforter les fonds propres des entreprises et de redresser le ratio fonds propres sur endettement. Cela conforterait leur capacité d’endettement.

Maintenir la politique actuelle n’est pas une affaire de dogmatisme monétaire ou d’un quelconque alignement docile aux conditionnalités du FMI

Par ailleurs, le concept de “République contractuelle“ proposé par le CAE (Conseil des analyses économiques) abonderait dans ce sens. Il suggère de promouvoir des “contrats de compétitivité et de solidarité“ avec les principales filières de l’économie. Dans ce cadre, il est prévu de doter chaque filière importante d’un fonds d’investissement. Cela pourrait contribuer à conforter les fonds propres des entreprises et, par la même, à redresser leur capacité d’endettement, encore une fois.

Sonner l’hallali contre la politique monétaire n’est pas de circonstance. Faire sauter la seule digue de service contre l’inflation, c’est s’exposer à tous les dangers. Maintenir la politique actuelle n’est pas une affaire de dogmatisme monétaire ou d’un quelconque alignement docile aux conditionnalités du FMI. Prendre le risque de baisser le taux pourrait nous propulser dans une situation de stagflation, c’est-à-dire que l’on aurait une inflation forte sans la croissance. Et là, bonjour les dégâts !

Ali Abdessalam