Cela fait près de deux décennies qui le problème de la politique salariale, principalement dans le secteur public, et son impact sur les performances économiques du pays a été posée. A partir de 2008, la nécessité d’améliorer les émoluments des hautes compétences de l’Etat a été mise sur la table d’autant plus que le secteur privé, qui se développait rapidement, avait commencé à piocher dans les départements publics les meilleurs cadres, les plus qualifiés et les plus efficients.
En 2012, populiste à l’infini, Hamadi Jebali, alors chef de gouvernement, avait décidé de réduire les salaires des ministres de 20%. Il fallait le faire ! Des ministres qui gèrent des budgets de milliers de millions de dinars mais qui sont payés des miettes (moins de 5 000 dinars tunisiens), ce qui en faisait des proies faciles surtout des opportunistes et intéressés pour les mafieux de tous acabits.
Dernier « fait divers » en date, celui de la nouvelle grille salariale des gouverneurs qui a soulevé un tollé auprès d’une opinion publique manipulée par de faux leaders et des médias ignares.
Des médias également qui ne savent pas que le gouverneur disposant d’un salaire de base de 2 300 dinars peut se servir autant de carburant qu’il le veut et gratuitement, ce que nous pouvons situer entre 800 et 1 500 litres par mois. Le gouverneur est également pris en charge pour ce qui est des factures d’eau et d’électricité, lesquelles factures pouvant atteindre les 3 500 dinars tous les deux mois, selon les résidences utilisées à leur propre usage et autres voitures.
Donc si nous comptabilisons tous les avantages en nature dont disposent les gouverneurs, nous trouvons qu’ils coûtent aux contribuables beaucoup plus que l’augmentation des salaires et les nouveaux avantages que leur a accordés le nouveau CDG rationalisés cette fois-ci.
L’exemple des gouverneurs n’est pas le seul, il en existe beaucoup du même genre dans notre administration publique. Il ne faut pas s’étonner, dans ce cas, de voir autant de hauts commis de l’Etat accepter des pots-de-vin lorsqu’ils gèrent des budgets colossaux, ont la responsabilité de prendre d’importantes décisions mais perçoivent des salaires misérables.
Le Maroc l’a compris, il a considérablement amélioré les émoluments des hautes compétences pour empêcher l’érosion de l’administration de ses meilleurs éléments et la fuite des cerveaux et renforcer leurs capacités de résistance aux attraits de l’argent facile.
A WMC nous avons voulu, avec l’aide de Hédi Dahmen, expert en sociologie du développement et ancien directeur à la CNRPS, procéder à une lecture de la politique salariale en Tunisie depuis l’indépendance.
Trois phases pour des politiques salariales évolutives
Depuis 1956, la Tunisie a connu 3 périodes en matière de gestion de la politique salariale et les stratégies de rémunération, explique M. Dahmen.
Une 1ère période de planification (1986-1970) caractérisée par l’étatisation des systèmes d’emploi, de formation et surtout de rémunération des principales lois ont été décrétées durant la décennie (1960-70) à l’instar du code de travail, des réformes de pensions dans les 2 secteurs public et privé et ce dans le cadre de la transition post coloniale.
La seconde période était marquée par une libéralisation progressive et le passage du dirigisme ou collectivisme à une économie de monde avec un rôle régulateur de l’Etat qui gérait les trois secteurs d’activité. Cette période, qui s’étale entre 1971 et 1991 d’une part, et d’autre 1992 jusqu’à 2011 d’autre part.
En effet, juste après l’abolition du collectivisme, une 1ère étape a engendré les augmentations substantielles des salaires et l’ouverture vers les investissements étrangers et l’approbation du 1er pacte salarial à travers une nouvelle procédure nationale de négociations salariales et la promulgation des statuts d’entreprises publiques et des offices et d’introduction du travail contractuel.
En outre, la période 1971-1985 connaissant une flambée de l’activisme syndical et les conflits sociaux entre les différents partenaires.
Les évènements de janvier 1978 et janvier 1984 se sont soldés par l’installation de rapports de force entre l’Etat, le patronat et le mouvement ouvrier soutenu par ses alliances syndicales internationales. Les augmentations salariales décidées unilatéralement par Mohamed Mzali, à l’époque Premier ministre, ont ruiné les caisses de l’’Etat et ont précipité la mise en œuvre des plans d’ajustement et de réajustement structurels en Tunisie.
La troisième phase a eu lieu en 2008. Ce fut la débâcle et l’effritement de toutes les bases ou les piliers de la politique sociale, et ce par la fuite en avant et la prise des décisions sans esprit de négociations ou de consultations. C’est cette déroute qui explique en partie l’avènement du 14 janvier 2011 et les tentatives données visant à réunir les fondements de l’Etat et faire régner le désengagement et le désordre.
Une situation anachronique et paralysante
La démarche historique pourrait nous permettre de retracer les différentes phases qui nous ont menés à une situation anachronique et qui paralysent nos structures économiques et administratives et nuisent aux valeurs de mérite et d’équité sociale et professionnelle.
La situation est confuse quant aux normes de rémunération, d’où les distorsions et les inégalités voire les incohérences devenues des sources de développement aléatoire de l’esprit de revendications et des mouvements de contestation sociale avec une incitation manifeste à la violence comme source de droit.
Les recherches et les analyses, objectives et distantes, sont rares aussi bien niveau de l’administration centrale qu’à niveau des universités et même des centres de recherches (INS, CERES, INTES, Banque centrale…).
Il y a même une discordance quant aux chiffres et données avancés par les partenaires sociaux lors des négociations salariales qui ont entièrement remplacé le dialogue social.
Cette démarche analytique dégage quelques observations ou recommandations qui nécessitent un débat basé sur une lecture multidimensionnelle (analyse statistique, étude économique et financière, un focus sociologique et historique).
Le dialogue social est une norme universelle définie dans les conventions internationales et les clauses ainsi que les motions (ONU – BIT …).
En Tunisie, ce dialogue social est quasiment absent surtout que le Conseil national du dialogue social (CNDS) -institué en novembre 2018 pour remplacer le Conseil économique et social, dissous arbitrairement en 2011- n’est pas encore fonctionnel et ses attributions ne sont pas définies par la loi n°2017-54 du 24 juillet 2017. Ses modalités de fonctionnement ne sont pas mises en application.
Ainsi, le CNDS, tel que composé par les représentants des partenaires sociaux et l’encadrement de l’Etat (ministère des Affaires sociales), donne une coquille vide, et ce malgré l’importance de son rôle dans le développement et l’appui au dialogue social financé entre autres par les bailleurs de fonds. Ces derniers commencent d’ailleurs à manifester leur réserve quant à la lenteur ou plutôt l’absence de la volonté politique de doter le pays d’un organe de régulation sans hégémonie du patronat ou de l’administration incapable d’assumer le rôle de médiateur, ce qui est garant de la gestion des conflits professionnels.
Les conseils de prud’hommes dysfonctionnels
L’une des conséquences immédiates de cette confusion juridique, institutionnelle voire constitutionnelle c’est la montée des indicateurs négatifs tels que le nombre des requêtes et des requêtes auprès des tribunaux (Tribunal administratif, juge de la sécurité sociale, conseils de prud’hommes…).
Ces conseils de prud’hommes, censés être le recours des salariés dans le secteur privé, sont désormais dysfonctionnels et ne peuvent agir ou jouer le rôle d’arbitre ou de médiateur voire de juge en la matière à cause de la faiblesse de la représentativité des délégués ouvriers (15% seulement de la liste régionale assistent aux procès) malgré les aspects de formation financés par les bailleurs de fonds et l’UGTT.
Cette défaillance est due essentiellement aux montants des indemnités allouées aux délégués, figées depuis la fin des années 60/70 et essentiellement la non-maitrise de la législation et des procédures dans ce domaine devenu complexe et ingérable à cause de la multiplicité des référentiels juridiques.
Même les juges, les avocats et les experts auprès les tribunaux ne maitrisent plus cette législation désuète et monopolisée par les agents de métiers dans les départements administratifs.
Il est suggéré dans ce cadre d’instituer une spécialité d’études universitaires au profit des différents corps de métiers et en collaboration avec les partenaires sociaux (UGTT – UTICA …), et ce afin de doter notre système des compétences nécessaires, d’harmoniser les procédures et d’assurer la transparence dans la gestion des conflits professionnels dans un souci de traçabilité et de bonne gouvernance et selon les termes des conventions internationales ratifiées par la Tunisie.
Parallèlement à ces ajustements ou à la mise à jour des référentiels et des structures opérationnelles (code de travail, conventions, statuts organismes publics, statut général de la fonction publique, CNDS …), il est indiqué d’actualiser les termes du contrat social signé le 14 janvier 2013 par les partenaires sociaux et l’Etat et dynamiser ses principaux axes à savoir les relations professionnelles et le travail décent d’une part et l’institutionnalisation du dialogue social tripartie.
Ce contrat social prévoit un ensemble d’engagements, d’orientation et de principes englobant les normes de l’OIT, le modèle de développement dans un processus d’équité et de paix sociales. Réellement, ce référentiel adopté dans un climat de tension politique (Troïka) nécessite une réadaptation et un engagement selon les études de spécialistes et notamment Hakim Ben Hammouda.
Nous y reviendrons dans la deuxième partie.
Hédi Dahmen, présentation d’Amel Belhadj Ali
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