« Nous assistons à la désintégration de la société et de l’Etat, je crains le pire », déplorait, il y a quelques jours, Slim Laghmani, l’éminent constitutionnaliste tunisien.
Ce qu’il dit n’est pas le fruit de trop d’imagination ou d’une volonté de dramatisation visant à saper le moral des troupes, ce qu’il dit illustre la réalité d’un Etat qui n’a plus d’emprise sur un pays valsant entre un président illuminé et un gouvernement à la recherche d’une légitimité dont l’a dépourvu celui-là même qui en a choisi le chef. Un président démagogue vivant dans sa tour d’ivoire, dépourvu de logique et de cohérence politiques, et ignorant presque tout du socioéconomique.
Aujourd’hui, quel investisseur aussi puissant, aussi nanti, aussi patriote soit-il serait intéressé de mettre son argent et prendre des risques dans le « no man’s land » appelé Tataouine, gouverné de fait par des « bandits de grands chemins » qui se prennent pour les Robins des Bois des temps modernes ? Des activistes qui considèrent tout Tunisien qui n’est pas originaire de cette zone comme un intrus et qui sont prêts à l’expulser ailleurs, au sens propre comme au sens figuré du terme.
Nous en avons malheureusement vu les démonstrations. L’armée nationale n’a pas été épargnée. Emblème de la souveraineté nationale et dépositaire de la contrainte armée, au lieu de les mater, elle a préféré négocier avec les « séparatistes du Sud » pour éviter plus de tensions au pays !
Tant que l’Etat n’aura pas reconquis réellement son autorité et sa capacité de faire appliquer la loi. Tant qu’il n’aura pas récupéré le monopole de la violence légitime pour mettre fin aux abus des anarchistes qui sévissent dans l’impunité totale, autant se résigner à subir les assauts des contrebandiers, des nouvelles mafias politiques et économiques et des anarchistes ! N’est-ce pas la doctrine des anarchistes que celle consistant à décréter que chacun est apte à se défendre par lui-même pour lui-même ? Ce n’est d’ailleurs pas très loin du fameux slogan «Al cha3bou yourid» (Le peuple veut) !
Que veut le peuple ? Personne ne pourrait répondre de manière précise à cette question et surtout le peuple en souffrance et qui ne sait plus où donner de la tête tant la scène politique est chaotique et les médias, peu perspicaces, aux ordres ou franchement ignorants et passifs.
Pendant ce temps, la Tunisie perd et se perd. Elle perd un tissu économique riche et se perd dans des crises politiques et idéologiques qui ont ébranlé les institutions, la confiance du peuple et des investisseurs et l’économie.
Qui, dans les régions, choisira le labeur à l’argent facile ?
Dans les régions, la situation ne progresse pas, bien que -comme l’a fait observer à juste titre Nafaa Ennaifer, entrepreneur et vice-président de la Fédération tunisienne du textile et de l’habillement (FTTH) et membre du Bureau directeur de l’IACE- on y perçoive une amélioration significative des infrastructures et on constate les importantes incitations financières et fiscales accordées aux projets réalisés dans ces zones.
Il explique : « les investissements n’ont pas connu de développement significatif, ils ont tout au contraire fortement diminué ces dernières années, car, outre l’absence de stratégies de développement efficientes et adéquates pour intégrer ces régions dans les chaînes de valeurs, et la détérioration des services publics, en particulier la santé et l’éducation (ce qui n’encourage pas les compétences et cadres à y vivre), l’une des raisons les plus importantes de cette baisse est la mauvaise réputation de ces régions et pas seulement auprès des investisseurs nationaux mais étrangers aussi».
Mauvaise réputation se rapportant en premier au manque de culture du travail et de discipline. Une partie de la population dans ces régions bénéficie de revenus confortables (commerce des produits de contrebande) et de salaires relativement généreux, payés par les contribuables et l’Etat providence pendant que les bénéficiaires sirotent tranquillement du thé chez eux (“employés » du jardinage par exemple).
Nafaa Ennaifer n’est pas le seul à le penser mais il est l’un des rares à le clamer. Sans tomber dans la généralisation, nombreux sont ceux qui, dans certaines régions, se complaisent dans la situation de blocage systématique de tout ce qui se rapporte à l’économie formelle, aux entreprises respectables qui payent CNSS et fisc, et aux investissements légaux. De grands intérêts sont en jeu. Et puis, qui déteste l’argent facile ? Celui « spolié » sans labeur ou gagné grâce aux différents trafics qui sont aujourd’hui au cœur de la dynamique « socioprofessionnelle » (sic) des régions ? Une dynamique dont les protecteurs jouissent de l’immunité et occupent des sièges à l’Assemblée ?
Et les questions que pose Nafaa Ennaifer :
“Qui parmi ceux qui travaillent dans le domaine de la contrebande et du commerce parallèle se contenterait d’un travail sérieux dans une usine, 8 heures par jour, 6 jours par semaine, pour un salaire «normal» ?
– Quel investisseur prendrait le risque et oserait investir dans les régions pour devenir un otage ?
– De quelles marges de manœuvre et de quelles possibilités disposerait l’Etat, affaibli et privé qu’il est des ressources financières nécessaires, pour améliorer l’attractivité et les conditions de vie de ces zones ?
– Comment préserver l’unité nationale, la cohésion sociale et l’unité de la Nation si une partie du peuple se tue à travailler, à produire, à créer des richesses et à s’acquitter de ses impôts, pour qu’une poignée d’individus la prenne en otage, elle et le pays, la rackette, et ce, aux dépens des intérêts mêmes de la majorité des populations que l’on prétend défendre dans les régions ?”
Aujourd’hui, les “séparatistes“ de Tataouine posent leurs conditions pour toute implantation d’une entreprise dans leur « territoire ». Et même si la durée de vie de l’entreprise elle-même est limitée, les maîtres de la place exigent des emplois à vie.
Mais le plus malheureux reste cette tendance suicidaire et cette logique destructrice d’une partie de nos jeunes, manipulés par des bandits, des politiques ou des affairistes pour bloquer tout appareil productif dans leur région sous prétexte qu’ils n’en profitent pas. Ces jeunes ignorent que ceux qui en profitent sont, justement, les manipulateurs. L’exemple de Gafsa la téméraire, où les jeunes figuraient parmi les plus instruits de la Tunisie, est édifiant !
Quant aux « indépendantistes » d’El Kamour dont l’agenda est connu de tous et qui affichent clairement leur loyauté envers Erdogan, l’un des pires dictateurs qu’ait connu la Turquie, voir l’Etat tunisien traiter avec eux d’égal à égal est la chose la plus humiliante que le peuple tunisien ait eu à vivre depuis 2011 !
Quand on ferme les sites de production et on prive un pays en souffrance de ses sources de revenus et de ses ressources naturelles, un Etat qui n’est pas guidé par le fameux aphorisme « Al Chaab yourid » use du monopole de la violence légale et légitime !
C’est, entre autres, à cela que servent armée et forces sécuritaires ! « Quelles que soient les raisons –objectives- qui poussent ces personnes à des comportements irresponsables dont les conséquences seront désastreuses pour les habitants eux-mêmes et leurs enfants, rien ne peut les justifier. Et il n’y aura pas de développement régional si nous n’avons pas le courage d’aborder ouvertement ces questions par les dirigeants, les politiciens et les médias », affirme Nafaa Ennaifer.
Pour qu’il y ait développement régional, il faut qu’il y ait un Etat !
A bon entendeur !
Amel Belhadj Ali