C’est à la rue d’Angleterre en plein cœur du centre-ville de Tunis qu’est niché le plus ancien des bouquinistes de la capitale. Cette bouquinerie, qui existe depuis les années cinquante, risque aujourd’hui de fermer.
Au premier abord, c’est un banal commerce assez peu hospitalier, assez peu attrayant. Mais dès qu’on a fait plus ample connaissance, on subit l’attraction ; on tombe sous le charme de cet étrange bazar aux livres anciens, aux pages jaunâtres qui ont pris des rides.
Un lieu du savoir qui n’a pu échapper à la Covid-19
C’est ici que règne en maître absolu sa majesté le bouquin. Un roi – souverain de la localité – qui a un caractère, une âme, et garde toujours le souffle de ceux qui l’ont acheté neuf, l’ont feuilleté et y ont inscrit des dédicaces ou soulignés des lignes ou griffonnés des remarques.
En ouvrant un bouquin, c’est dans l’univers d’une autre personne qu’on sonde une tranche de vie qu’on parcourt. Il est tour à tour grave, futile, rieur, songeur, s’occupant successivement d’histoire, de science, d’amour, de pisciculture, d’économie politique, de jardinage, de philosophie ou de cuisine. Il embrasse le répertoire entier de la pensée humaine. Ennemi du faste, il n’a pas besoin de palais somptueux mais de simples planches de rangement. Maintes fois on a vu déjà des audacieux essayer – en s’approchant d’un air inoffensif – de l’ouvrir par simple curiosité mais rapidement succomber à la tentation de se le procurer. Car le bouquin a des courtisans de tout âge, de toute nature.
Aujourd’hui, cette tanière à bouquins est menacée de fermeture. Après l’emprise de l’internet qui a pris du terrain face au papier, c’est la crise de la Covid-19 qui vient accentuer la situation précaire de cet ancien lieu de vente et d’achat de livres anciens et d’occasion, âgé de plus de 70 ans. Historiquement, sa création remonte à l’ère de son fondateur, un juif tunisien du nom de Victor Guez, avant qu’il ne la cède après l’indépendance à Bouraoui Hedhili qui l’a enrichi depuis par des collections énormes et diversifiées de livres et de revues, dans plus de cinq langues, faisant d’elle une destination prisée par les amis du livre et les passionnés de lecture de tous bords.
Ce temple du savoir est menacé aujourd’hui de fermeture. L’hériter de ce lieu chargé de mémoire depuis des décennies, le doyen des bouquinistes Faouzi Hedhili se trouve depuis une très longue période dans l’incapacité totale de payer ses employés. Ses frêles épaules croulent sous le poids des dettes cumulées au profit de la caisse nationale de sécurité sociale et des autres charges de fonctionnement de son espace de plus en plus déserté. Autant de dettes qui au fil des dernières années se sont amplifiées par rapport à des ventes qui se réduisent comme une peau de chagrin en dépit des coûts raisonnables des bouquins. Sur un ton amer plein de regrets et de remords d’avoir pris cette décision, le propriétaire des lieux explique dans un entretien accordé à l’agence TAP, qu’il n’est plus capable de résister.
“Le livre est devenu de plus en plus une proie à une crise interminable. Après l’emprise de l’internet sur un lectorat important surtout auprès des jeunes, c’est la crise du Corona qui a encore plus amplifié cette situation déjà alarmante “. “La crainte de toucher aux livres par peur de transmission du coronavirus est manifestée même par la fidèle de la clientèle” s’exprime-t-il.
Une mémoire de plus de 300 mille bouquins risque de partir en fumée
Plus de 300 mille livres, toutes catégories confondues (romans, essais, livres d’histoire, livres de poche, recueils de poésie, ouvrages de philosophie, livres de Fikh, recherches et études académiques et scientifiques… d’auteurs anciens et contemporains, en arabe, en français, en anglais, en italien, en allemand, en espagnol…) meublent cet espace particulier.
Plusieurs ouvrages rares qui remontent même au début du 20ème siècle, sont menacées aujourd’hui de déperdition. Une mémoire qui risque de partir en fumée, de disparaître, un lieu qui risque de trouver une autre vocation banale ou de devenir un commerce sans âme.
Au beau milieu de ces trésors transmis au fil du temps de main en main et jalousement rangés et conservés, le bouquiniste sur un ton triste et nostalgique, se rappelle du temps où ce legs du savoir et cette mémoire de la connaissance fut une destination prisée par plusieurs personnalités culturelles et intellectuelles mais aussi de ministres à l’époque de Bourguiba, se souvient-il avec un pincement au cœur.
Face à la crise du Corona qui a eu un effet dévastateur sur tout le secteur culturel, il lance un appel de détresse à la municipalité de Tunis pour intervenir et sauver ce petit joyau, temple du savoir tout en appelant le ministère des Affaires culturelles et de l’Education à veiller à soutenir le secteur du livre et à encourager la lecture.
Habité par le désir ardent de sauver ce lieu de mémoire, d’histoire et du savoir, Faouzi Hedhili, garde cependant une petite lueur d’espoir et continue de ranger chaque jour ces milliers de pages dans l’espoir que le bouquin retrouve ses lettres de noblesse et que cette bouquinerie comme plusieurs autres d’ailleurs retrouvent leur aura.