L’économie de la Tunisie était déjà mal en point avant l’épidémie Covid-19. Les gouvernements successifs ont tous, à une exception près, fait preuve, pour des raisons populistes et des intérêts politiciens, d’une incapacité phénoménale à rétablir les fondamentaux économiques et à sauver les secteurs en détresse. De mauvaises politiques entreprises sur 10 ans conjuguées à la pandémie du coronavirus ont mis en souffrance les finances de l’Etat. C’est à cela que doit faire face aujourd’hui le gouvernement Mechichi. Un gouvernement qui a osé dire les chiffres comme ils sont sans les travestir ou les maquiller.
Résultat des courses : un déficit budgétaire à 2 chiffres et des difficultés à boucler la loi des finances complémentaire.
Conséquence : vive polémique entre le gouvernement et la BCT sollicitée pour combler le trou. A l’ARP, la Commission des finances a prié le gouvernement de revoir de bout en bout son projet pour une loi de finances complémentaire.
Le pourquoi et le comment d’une crise qui vient tout juste de commencer avec Fayçal Derbel, membre de la Commission de finances, expert-comptable et ancien porte-parole de l’IACE.
WMC : Quelles sont les raisons qui ont mené à ce blocage entre le gouvernement et la Banque centrale quant à la loi de finances complémentaire ?
Fayçal Derbel : Le budget 2020 prévoyait 47 milliards de dinars avec les prévisions d’un déficit budgétaire prévisionnel de 3% et une croissance de 2,7%. Le recours à l’endettement au titre de 2020 était de l’ordre de 11 milliard de dinars.
L’année 2020, comme nous le savons tous, a été marquée par des événements imprévisibles et très graves qui ont porté un coup dur à l’économie, dont la Covid-19 qui a imposé le confinement total.
Conséquence : une paralysie totale de l’économie pendant 2 mois environ, sans oublier la fermeture de la vanne à El Kamour à partir du 15 juillet 2020. Et qui dit fermeture de la vanne du pétrole dit arrêt de l’activité des sites de production qui font l’approvisionnement au niveau du site d’El Kamour.
Ensuite, il y a eu l’augmentation des salaires avec un effet rétroactif décidé en octobre et auparavant par le chef du gouvernement d’alors. Il aurait pourtant fallu prendre en considération la situation du pays et temporiser les augmentations ou les reporter un petit peu. Cela n’a pas été fait et les augmentations ont été déboursées par l’Etat avec effet rétroactif.
Conséquence : le pays a été mis dans une situation désastreuse : une baisse des recettes fiscales de l’ordre de 5,8 milliard de dinars et une augmentation des dépenses de plus de 4 milliards de dinars, ce qui a engendré un creux énorme dans le budget de l’Etat.
Nos besoins en financements complémentaires se montent aujourd’hui à 10 milliards de dinars. Ce qui explique le déficit budgétaire jamais enregistré dans l’histoire des finances publiques, soit 14,9 milliards de dinars et un taux de 13,4%. A ceci s’ajoute à une croissance négative d’au moins de 7 à 8%.
Quelles pistes de sortie de crise préconisez-vous ?
Il faut obligatoirement revoir le budget, de fond en comble. Il ne faut pas procéder par des petites retouches. Celles que nous faisions d’habitude car toutes les rubriques du budget ont été touchées. Le ministère des Finances doit préparer un nouveau budget complémentaire tenant compte de cette situation et considérant la baisse des ressources fiscales, l’augmentation des dépenses et le déficit budgétaire.
La solution n’est pas l’endettement. Un endettement qu’on veut faire passer de 11 milliards de dinars à 21 milliards de dinars, et par recours au marché intérieur. Nous sommes au mois de novembre et donc les délais sont trop serrés. De ce fait, nous avons estimé (à la Commission des finances) qu’il serait impossible de trouver les 10 milliards de dinars sur le marché intérieur, et nous nous attendions à ce que le budget complémentaire ne passe pas.
Pourquoi serait-ce impossible ?
Dans le projet de loi des finances complémentaire, on a pensé que recourir à la BCT pouvait aider à désengrener une situation de blocage économique dont les responsabilités reviennent à la mauvaise gestion des gouvernements successifs. Ce qui est inadmissible. Nous avons donc organisé mercredi dernier (28 octobre, ndlr) une réunion à distance avec le gouverneur de la Banque centrale, qui a succédé à une réunion avec les hauts cadres de la BCT. Il a émis des réserves quant à la proposition de l’Etat.
La veille, il avait réuni son conseil d’administration et le constat a été l’impossibilité d’accorder un montant aussi important à l’Etat. Parce que tout simplement cet argent-là devrait aller vers le financement de l’activité économique qui a du mal à trouver des financements auprès des banques.
M. Marouane Abassi a déclaré que si l’ARP autorise la BCT, il pourrait, après accord, aller vers 3% du PIB, c’est-à-dire prêter à l’Etat 3,5 milliards de dinars. Comme vous le savez, l’article 25 de la loi régissant le statut de la BCT lui interdit de financer l’Etat directement. Le gouverneur de la BCT a été clair et à juste raison.
A la Commission de l’ARP, nous nous sommes de nouveau tournés vers le ministère des Finances, et nous lui avons indiqué que le manque dans les finances publiques est tellement important qu’on ne peut le combler par seulement un emprunt. Entre emprunts et compression des dépenses de l’Etat, lesquels conjugués aux 3,5 milliards de dinars que pourrait nous prêter la BCT et l’augmentation des recettes, nous pourrions peut-être combler ce trou…
Vous parlez de compression des dépenses de l’Etat, mais vous savez que depuis des années, la Tunisie n’a plus de Titre II. Tout va vers la masse salariale. Pensez-vous ce gouvernement capable de résister aux pressions sociales et aux revendications syndicales ?
Il ne faut pas que l’Etat cède aux pressions syndicales ou autres. Il faut qu’il prenne son courage à deux mains et ose des décisions douloureuses. A défaut, il annonce qu’il ne peut plus assurer.
De l’autre côté, il faut augmenter les recettes de l’Etat mais sans recourir à une nouvelle imposition, parce qu’il est inadmissible dans une année de crise d’augmenter les taxes. Ça ne peut plus passer. Il faut être imaginatif et chercher d’autres solutions. Il n’est pas normal d’aller directement vers l’endettement dès qu’il y a crise. Les responsables du ministère des Finances doivent trouver des solutions hors des sentiers battus. Il faut mobiliser de nouvelles ressources, par exemple à travers le recouvrement des créances.
Nous disposons aujourd’hui de 3,5 milliards de dinars de taxation sur lesquels doivent trancher les tribunaux et le contentieux fiscal. Pourquoi ne pas entrer dans des négociations et trouver des solutions avec des accords à l’amiable. Du style : “payez le principal, et discutons des modalités de payement des pénalités, par exemple, une réduction de 50% et le paiement des 50% restants sur 3 ou 4 ans“.
Pourquoi pas un emprunt national, pas comme celui fait du temps du gouvernement Fakhfakh, de 100 millions de dinars par une obligation, et remboursable sur 10 ans avec seulement 4% d’intérêt. Il faudrait explorer de nouvelles pistes, solliciter nos compatriotes ici et la diaspora tunisienne, les personnes physiques et les personnes morales, faire appel à leurs sentiments patriotiques.
Avec une confiance ébranlée dans les organes de l’Etat et le leadership politique, un gouvernement incapable de dire non à des contestataires qui abusent de sa bienveillance ou qui profitent de sa faiblesse pour traiter d’égal à égal avec lui…
Il est évident que le rétablissement de la confiance doit être la priorité de ce gouvernement, en changeant de paradigmes. Il ne doit plus continuer avec cette frilosité. Céder à El Kamour et à toutes les revendications -des fois légitimes et d’autres absurdes- aux dépens des intérêts de l’Etat et de ses équilibres économiques, ne s’apparente nullement aux pratiques de l’Etat. Ce n’est pas ça l’autorité d’un Etat. L’Etat est composé, entre autres, de 3 éléments essentiels : un territoire, une population et une autorité. La population est là (et souffre), le territoire est de 164 000 km2 on le sait aussi, mais où est l’autorité de l’Etat ?
Vous ne trouvez pas que l’ARP est aussi responsable de la situation catastrophique du pays, décidant des fois plus que ne le fait le gouvernement lui-même, subissant la pression de toutes sortes de lobbys et de mafias et imposant son diktat au gouvernement ?
Je reconnais qu’à l’ARP, c’est la débâcle. Oui nous devons engager la responsabilité des députés dans ce qui se passe dans notre pays. Quelques-uns d’entre nous essayent de faire de leur mieux. Cette fois-ci, nous avons refusé de céder et exigé une refonte du budget par le ministère des Finances. Sa réponse a été qu’il était impossible de réunir plus d’un milliard de dinars. Notre réaction a été, “si vous ne pouvez pas vous procurer les 10 milliards de dinars, nous vous prierons de retirer votre budget“. Et vendredi dernier, tous les membres de la Commission des Finances, tous partis confondus, ont été d’accord pour refuser de voter le budget proposé. C’est une première à l’ARP.
Quelle a été la réaction du ministère des Finances ?
Il semblerait qu’un courrier soit déjà sorti du ministère des Finances pour nous informer que tout sera revu. Aujourd’hui, il ne s’agit plus que de compression des dépenses ou de report de paiements, il faut surtout se préparer et dès maintenant à l’année 2021, laquelle sera encore plus difficile que 2020.
Quelles solutions dans ce cas ?
Tout d’abord, il faut faire l’amnistie et récupérer les milliards de dinars qui circulent dans l’informel. Tout cet argent compté au mètre cube et au kilogramme. Il faut obliger ses détenteurs à régulariser leur situation, et ce même si l’Etat doit user de la force. Même si on charge des brigades spéciales de sévir. Il faut des entrées en force dans leurs dépôts de marchandises et leurs locaux.
La loi des finances complémentaire de 2014 nous autorise à le faire. Elle nous autorise la confiscation d’un montant de plus de 10 000 dinars s’il n’est pas justifié. Ces montants-là sont les « récoltes » de la contrebande et donc illégales.
Vous parlez comme si l’Etat, qui a subi les foudres d’El Kamour, des mines de phosphate et qui se soumet à tous les coups, pouvait s’engager dans une guerre contre les contrebandiers représentés à l’ARP et dont nombreux sont armés.
Il faut se préparer à l’année 2021. Il faut faire l’amnistie de change, négocier avec l’UGTT pour dire que le pays a besoin de stabilité sociale. Les entreprises publiques appartiennent à l’Etat et il revient à l’Etat, c’est-à-dire au gouvernement de décider des restructurations et des cessions si elles s’avèrent nécessaires.
Vous savez bien que l’UGTT parle toujours de lignes rouges, et malgré toute sa bonne volonté, Noureddine Taboubi, SG de l’UGTT, doit lui-même convaincre ses bases ?
Les syndicats ont tous les droits de défendre leurs salariés mais l’Etat a le droit de privatiser, restructurer et s’il le faut faire appel à des actionnaires et des partenaires stratégiques pour sauver des entreprises publiques en perte de vitesse. Je ne parle pas, bien entendu, de celles opérant dans les secteurs stratégiques, telles la STEG, la SONEDE, la SNCFT, la TRANSTU, etc.
Mais prenons l’exemple de la RNTA (Régie nationale des tabacs et allumettes, ndlr). Tous les pays du monde ont consenti à privatiser le commerce du tabac, pourquoi pas nous ? Ils sont en train de leurrer les gens. Lorsque la RNTA sera privatisée, l’argent ne manquera pas à l’Etat. Les taxes de la RNTA ne changeront pas. Quand on va la privatiser, on ne va pas dire aux acquéreurs, “vous êtes dispensés du paiement des droits et des taxes“ ! Si je privatise, les droits et taxes ne vont pas être réduits, mais au contraire la contrebande sera jugulée. Lorsque je mets fin à la contrebande, je vais augmenter la production locale et par conséquent augmenter les impôts locaux, et avoir une entreprise bénéficiaire. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. La RNTA est une entreprise déficitaire. C’est du jamais vu. Défendre les droits des travailleurs, oui et c’est légitime, mais ne pas privatiser une entreprise courant à sa perte est insensé.
Combien d’entreprises publiques sont bénéficiaires ?
Nous avons 110 entreprises publiques dont plusieurs sont déficitaires. 7 entreprises souffrent ont des fonds propres négatifs pour 10 milliards de dinars. Pourquoi ne pas garder deux banques publiques et privatiser l’une des trois ? Pourquoi autant de participations de l’Etat dans les banques mixtes ? Tout le monde parle de garder les bijoux de famille, mais ce ne sont plus des bijoux, plutôt des babioles. Des entreprises déficitaires qui n’ont plus de fonds propres et qui ont englouti leur capital. Et ce ne sont pas les moindres : la CNRPS, la CNSS, la STIR, l’Office des céréales, la STEG, et d’autres.
Il faut sauver ces entreprises, et pour y parvenir, il faut accepter quelques sacrifices. Il faut revoir les prix et réduire la compensation ou au moins l’orienter vers ceux qui la méritent.
Les classes modestes dans notre pays sont en souffrance mais ne pensez-vous que la compensation doit profiter aux plus démunis et pas à tout le monde ?
Il y a deux ans, j’ai proposé un régime de subvention pour la vente de la bouteille de gaz. Aujourd’hui la bouteille est vendue à 7,500 dinars, le coût de revient est à 21 dinars. La compensation du gaz en bouteille coûte 600 millions de dinars par an.
J’ai proposé une solution très simple : des bouteilles rouges pour les lieux à usage commercial, les professionnels, les restaurants, les gargotiers, et des bouteilles bleues pour les familles et citoyens qui n’ont pas le gaz de ville. L’Etat ne peut plus assurer les dépenses de compensation pour des produits consommés par tout le monde. Il faut arrêter de prendre des mesures antiéconomiques tels les recrutements dans la fonction publique. Formons nos jeunes, créons des lignes de financement destinées aux jeunes pour les aider à faire des projets, ou leur octroyer des terres pour travailler l’agriculture. Mais arrêtons avec la fonction publique ; la fonction publique est à genoux.
Qu’est-ce qui attend la Tunisie si les réformes ne sont pas faites ?
Le pire. Le Club de Paris, une conférence de donateurs et la perte de notre souveraineté. C’est la nouvelle colonisation si nous tombons dans la cessation de paiement, c’est la domination du Fonds monétaire et de la Banque mondiale. Nous ne discuterons plus des solutions, nous nous soumettrons aux instructions. On nous exigera la baisse des salaires, la privatisation des entreprises publiques, une réforme profonde de l’Administration, et si nous refusons, on ne nous prêtera pas de quoi acheter du blé, des médicaments, des pièces de rechanges.
Nous avons -13% dans la productivité du secteur mines et énergie, et une régression globale de 1,3% de la productivité. C’est scandaleux, la valeur travail est devenue insignifiante = 0. Alors si nous voulons garder notre souveraineté, mettons nous au travail, menons nous-mêmes nos réformes aussi douloureuses soient-elles.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali