« Les gouvernements ont l’âge de leurs finances, comme les hommes ont l’âge de leurs artères », disait André Maurois. Et pour preuve, dans notre chère Tunisie, aucun gouvernement élu, depuis 2011, n’a pu tenir face au désastre financier qu’il a engendré –parfois- par incompétence, mauvaise gestion ou parce que, comme le disent les Italiens, « les deniers publics sont comme l’eau bénite, chacun y puise ». Sauf que l’eau bénite est intarissable alors que les finances publiques, elles, sont limitées.
Du coup, cette année, le gouvernement Mechichi a du mal à boucler le budget des finances complémentaires. Les chiffres réels montrent une grande faille dans les finances publiques et un déficit budgétaire réel inquiétant.
Acte 1 du décryptage avec Habib Karaouli, économiste et PDG de Cap Bank.
WMC : Des chiffres qui se contredisent, des rapports des états des finances publiques établis par les gouvernements précédents et qui ne dévoilent pas la réalité et un appel au secours de la BCT pour remplir le gap du budget complémentaire de l’Etat qui ne trouve pas écho. Comment décrire la situation actuelle par laquelle passe notre pays ?
Habib Karaouli : Tous les observateurs, qu’ils soient décisionnaires, analystes ou juste concernés par le fait économique et social, sont constamment appelés à ce que la production des données soit la plus fiable possible. En Tunisie, nous avons la chance d’avoir un certain nombre d’institutions tout à fait crédibles et compétentes sur le plan méthodologique et scientifique. Je cite l’INS, l’Institut d’économie quantitative et de compétitivité, et nombre d’autres organismes dont la production des statistiques est tout à fait correcte et répond aux standards internationaux.
Ces institutions sont signataires de la norme de vérification des données économiques, financières et sociales. Et pourtant, on s’aperçoit qu’à chaque nouvelle nomination de responsables à la tête de ces institutions il y a un changement des chiffres produits. Je comprends qu’un politique veuille relayer les chiffres à sa manière, mais aller jusqu’à le changer se prêterait plus à une tentative de manipulation et de travestissement de la réalité plutôt qu’autre chose.
Aller vers la réalité des chiffres est toujours positif parce que nous ne pouvons plus être dans le déni
Sincèrement j’ai salué l’initiative du ministre des Finances qui a dévoilé des chiffres beaucoup plus proches de la réalité. Il voulait absolument que les choses soient les plus proches de la réalité. J’aurais aimé qu’il y ait aussi les chiffres sur un aspect qui me semble important et qui n’est pas à négliger, à savoir les créances interentreprises évaluées à 10 milliards de dinars qu’il faut bien trouver. Et donc, le déficit est beaucoup plus important que l’on veuille le dire. Mais disons que c’est la bonne démarche. Aller vers la réalité des chiffres est toujours positif parce que nous ne pouvons plus être dans le déni, continuer à les contester et bâtir des hypothèses de travail sans avoir les véritables données.
Travestir la réalité des chiffres est passé aussi par le camouflage des déficits des entreprises publiques dont certaines étaient bénéficiaires et ont été lésées par l’Etat qui n’a pas payé ses dettes pour des raisons politiciennes et populistes.
C’est parce que nous sommes dans une logique de comptabilité de caisse. Nous ne sommes pas dans une comptabilité d’engagement. La comptabilité de caisse ne constate qu’au décaissement, et tant que les montants ne sont pas décaissés, on continue à reporter les dettes, alors que nous devons les comptabiliser dans le cadre d’une comptabilité d’engagement et de trésorerie. C’est ce que nous aurions dû faire depuis des années pour être proches de la réalité.
Les gouvernements successifs ont procédé de manière presque mécanique au report des déficits vers d’autres exercices. Mais il y a un moment où quelqu’un doit décider que la fuite en avant ne sert à rien et que reporter indéfiniment est destructeur.
J’estime que l’endettement global de l’Etat est beaucoup plus important que celui annoncé auparavant. La raison est qu’on n’intégrait pas tout l’endettement des entreprises publiques et les établissements publics cautionnés par l’Etat dans la totalité des dettes de l’Etat. Dans certains pays, on y intègre même l’endettement des entreprises privées aussi parce qu’ils considèrent qu’il y a une espèce de porosité entre la dette publique et celle privée.
Donc, le fait qu’aujourd’hui on dévoile les chiffres réels, c’est un signe que nous allons dans la bonne direction. Cette année pourrait constituer une année zéro (0) par rapport aux années futures. Qu’un déficit de 13,4% choque est un peu normal. Les gens ne pensaient pas que le déficit avait atteint des niveaux aussi importants mais c’est la conséquence du cumul d’une décennie de gestion hiératique et une décennie de turpitudes dans la gestion des deniers publics. Là, il faut payer la facture.
Il y a aussi les sommes perdues à cause de la pandémie et du blocage de l’économie. Ne pensez-vous pas que cela a porté un coup dur à l’état de nos finances ?
Pas autant. On a fait croire au Tunisien que la crise des finances publiques est due à la Covid-19. Ce n’est pas vrai. Aucun chiffre ne vient confirmer que la situation s’est aggravée à cause de la pandémie. En tout cas, il n’y a pas eu de dépenses additionnelles causées par la Covid-19. Le seul impact est celui qui a touché aux revenus et ressources qui ont baissé de 6,6 milliards de dinars. Et des ressources qui viennent de la fiscalité et de la parafiscalité.
Je pense que c’est un point très important dont il faut tenir compte. Parler de la Covid-19 comme source de tous les maux entre un peu dans le cadre des tentatives de manipulation de part et d’autre.
Et vous pensez que c’est la raison de la réticence de la BCT à répondre aux demandes du gouvernement ?
Le débat a été focalisé sur la position de la BCT, mais ce n’est pas la bonne approche. La BCT n’est pas responsable de la mauvaise gestion des deniers publics. Elle n’est pas responsable de cette gestion irresponsable qui s’est poursuivie durant toute une décennie. La BCT est forte de ce que lui permettent ses statuts. Elle n’a jamais fait l’économie de ses conseils et de ses alertes aux pouvoirs publics afin qu’ils ajustent et amendent leur politique économique, notamment en matière de rationalisation des dépenses.
La BCT est le conseiller économique et financier de l’Etat, mais peu de gens connaissent cette information.
Depuis une dizaine d’années, les rapports et les différents communiqués du Conseil d’administration l’attestent, et c’est dans son rôle. D’après l’article 29 de ses statuts, la BCT est “le conseiller économique et financier de l’Etat“, mais peu de gens connaissent cette information. Cela veut dire que la BCT est appelée à exprimer régulièrement son point de vue, donner son avis et proposer aux pouvoirs publics des mesures qui peuvent éventuellement introduire plus de rationalisation dans la gestion des finances publiques. Je crois que les gens doivent le savoir.
Comment expliquer dans ce cas la polémique suscitée entre le gouvernement et la Banque centrale à propos du budget complémentaire ?
Nous sommes dans une situation inédite. C’est la première fois dans l’histoire de la Tunisie qu’il y a des vues complètement différentes entre le gouvernement et la Banque centrale. Il nous est arrivé de passer par des moments très délicats sans que dans la gestion il y ait des prises de positions publiques. Les différends ne sont jamais remontés jusqu’à la place publique. La gestion des crises a toujours été faite de façon discrète entre responsables.
Nous avons la chance d’avoir une Banque centrale en Tunisie et c’est quasiment un thermomètre. Donc il faut éviter de casser le thermomètre parce qu’il permet de savoir si vous avez la fièvre, donc une infection.
La Banque centrale est dans son rôle, l’article 25 est extrêmement clair : il ne permet pas un concours direct de la BCT dans le trésor, c’est clair comme l’eau de roche. Pas l’ombre d’un doute là-dessus.
On peut faire l’effort de trouver d’autres solutions, mais ce n’est pas en diabolisant la Banque centrale qu’on arrivera à les repérer.
Donc la BCT ne doit pas être le seul recours pour résoudre la crise des finances publiques ?
La BCT n’est pas là pour valider, autoriser ou assumer la responsabilité des choix faits par le gouvernement. Ce dernier est le premier responsable en matière de politique économique et devant le Parlement. Je reste toutefois convaincu qu’avec le dialogue, il y aura un rapprochement des points de vue.
L’endettement, qu’il soit extérieur ou domestique, n’est jamais bon, même lorsque vous avez les moyens de vous endetter
Vous savez, l’endettement, qu’il soit extérieur ou domestique, n’est jamais bon. Même lorsque vous avez les moyens de vous endetter, il faut y penser à deux fois avant d’en prendre la décision. Aller tout de suite vers des solutions de facilité et des solutions commodes sans se soucier de la soutenabilité de la dette est suicidaire.
Aujourd’hui, en Tunisie, et au fil des années, la structure même de notre endettement a changé. Auparavant, l’endettement était de 1/3 et les autres tiers étaient composés des ressources de l’Etat. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation totalement inversée. L’endettement domestique se monte à entre 2 et 2,5 milliards de dinars. D’aucuns ont parlé d’effet d’éviction et d’autres ont parlé de siphonage des liquidités, au détriment de l’investissement, des PME/PME et de l’économie. A quoi devons-nous nous attendre si nous devions multiplier ce montant par je ne sais combien ? D’autres solutions existent, mais il revient aux pouvoirs publics d’abord de donner l’exemple et de rationaliser leurs dépenses. C’est au gouvernement de présenter quelque chose qui puisse tenir la route, la BCT pourrait aider tout en veillant à préserver les équilibres monétaires du pays.
Ce que nous voyons est un gouvernement qui cède à tous les coups et surtout au chantage social. Comment pourrait-il dans ce cas comprimer ses dépenses ?
Malheureusement ceci n’augure rien de positif. Ce gouvernement opèrera comme les précédents. Il fera des promesses et signera des engagements. A-t-il les moyens de les réaliser ? C’est la grande question. Ce qui s’est passé à El Kamour et à Gafsa, c’est la conséquence des décisions et des promesses de responsables irresponsables qui avaient promis des choses qu’ils ne pouvaient pas réaliser et ont laissé leurs successeurs en hériter.
Je suis peut-être un peu plus lucide sur la capacité des autres à assumer leurs responsabilités, mais je n’ai jamais cru que ce gouvernement dit “technocrate“ prendra les décisions appropriées parce qu’il n’est pas contraint par des considérations politiques. La réalité l’a prouvé et nous a donné raison. Pourquoi ? Parce que jusqu’à aujourd’hui on s’attend à ce qu’on nous présente un plan, à ce qu’on nous dise où nous allons pour que nous puissions suivre. En l’absence d’une vision, d’un plan d’action tout ira dans tous les sens.
La LFC est assez problématique, parce qu’il y a eu 8 milliards de dinars de glissement sur le budget de fonctionnement dont 2,9 milliards de dinars en augmentations salariales
Pourquoi le projet de la loi de finances complémentaire est assez problématique et qu’il a été dur de l’accepter ? Parce qu’il y a eu 8 milliards de dinars de glissement sur le budget de fonctionnement dont 2,9 milliards de dinars en augmentations salariales. C’est entre autres, le coût de l’intégration de milliers d’ouvriers du jardinage et d’environnement.
Cela veut dire que l’Etat a continué à dépenser sans compter, et après on s’attend à ce qu’il y ait des ressources additionnelles pour couvrir les dépassements. Nous ne savons même pas exploiter les bonnes opportunités. Sur l’exercice 2019, nous avons économisé 1,5 milliard de dinars de gagné sur l’énergie parce que l’hypothèse a été faite sur 64 dollars le baril et on a fini l’année à un prix du baril qui se situe entre 44 et 45 dollars. Rendez-vous compte : même quand le vent souffle dans notre direction, nous ne savons pas en profiter pour rationaliser des décisions importantes.
Et donc comment s’en sortir ?
Avec davantage de rationalisation. Il faut revoir certaines décisions et remettre certaines choses en question. Sur le plan de l’investissement prévu, je suis de ceux qui se disent qu’il faut reporter des projets d’infrastructure et prioriser. Il faut dégager des ressources dans le sens de la production et l’amélioration de l’emploi par la création d’entreprises que ce soit dans le cadre de PPP ou favoriser le privé sous forme de primes. Il ne faut pas promettre ce qui est irréalisable, surtout éviter de prendre des décisions engageant l’Etat sous la pression. Si on était 6 mois avant les élections, je pourrais comprendre, mais les échéances sont loin.
Au train où vont les choses, pensez-vous que le gouvernement Mechichi réussira là où ses prédécesseurs ont échoué ?
Je pense que le fait que ce gouvernement soit ainsi formé est une chance pour la Tunisie, à la condition qu’il soit dans une action immédiate et à tous les niveaux. En premier : rétablir l’autorité de l’Etat, et ça c’est capital.
Il faut également travailler sur la confiance, la confiance est ébranlée de manière durable. J’ai vu un sondage du think tank Joussour qui dit que 83% des Tunisiens sont pessimistes et n’ont pas confiance en l’avenir, et quasiment les mêmes estiment qu’ils ne sont pas en sécurité. 75% n’ont pas confiance en l’Etat. C’est alarmant, ce sont des chiffres qui interpellent.
Perdre confiance en l’Etat reflète un grand désespoir.
Donc vous qui êtes un gouvernement dit “non politique“, qui n’est pas contraint par des échéances électorales comme vous dites, c’est votre chance d’entrer dans l’histoire, et de proposer un projet de relance où chacun doit donner du sien pour sauver le pays. Et pour être crédible, il faut être exemplaire. L’Etat doit commencer à balayer devant sa porte, avant d’exiger ou demander quoi que ce soit aux secteurs, ou aux structures représentatives. Or rien qu’à voir sa manière de gérer ses ressources humaines, nous voyons un Etat incapable de donner l’exemple galvaudant la notion de la valeur travail.
Je suis de ceux qui ont rejeté l’idée du report de paiement des échéances des crédits des agents de la fonction publique
On se demande pourquoi les 4/5ème de la fonction publique ne travaillent pas en étant payés intégralement. C’est à l’Etat de le faire. Il faut briser les tabous, un salaire, on doit le mériter. Ce sont des opportunités historiques rares pour changer les donnes, rares parce que nous sommes en crise et la crise, en elle-même, représente une opportunité favorisant les grands changements.
Je suis de ceux qui ont rejeté l’idée du report de paiement des échéances des crédits des agents de la fonction publique. Contre parce que je sais que ça peut constituer un précédent qui n’est pas bon du tout ni sur le plan technique ni sur le plan éthique. En plus, cela ne sert à rien. Je peux concevoir qu’on le fasse pour les entreprises privées qui étaient menacées, cela peut se comprendre, mais le faire pour ceux qui sans travailler recevaient leurs salaires n’a pas de sens.
Pourquoi autant de mauvaises pratiques ? C’est incompréhensible. Je me rappelle, après le 14 janvier 2011, il y avait beaucoup de corps de métiers, notamment des médecins et des ingénieurs qui avaient spontanément fait don de journées de travail, ça se passait en Tunisie.
En février 2016 j’avais proposé un emprunt destiné aux Tunisiens résidents à l’étranger, il y avait de l’emballement mais la condition est que l’Etat n’en soit pas le gestionnaire.
D’où nos concitoyens qui ne veulent plus faire aucun don parce qu’ils ne comprennent pas comment ont été dépensés les fonds destinés au 1818.
Je ne comprends pas ce doute alors que je suis certain qu’il n’y a pas eu de dérapage en tout cas délictuel en ce qui concerne les fonds levés pour le 1818. Qu’est-ce qui nous empêche dans l’ère du numérique d’avoir un site avec un compteur qui nous informe à chaque seconde sur le dinar qui rentre et celui qui sort et où il est affecté ? Comment peut-on reprocher au citoyen ses doutes ? Nous sommes en train de distiller le doute dans l’esprit de chaque citoyen, et après on vient lui demander de faire des sacrifices.
Nous sommes en train de semer le doute dans l’esprit de chaque citoyen
Il y a eu un certain nombre de dons faits, à la fois en numéraire et en nature au gouvernement tunisien. Est-ce que nous avons un inventaire de ces dons ? Le contribuable a le droit de savoir la quantité des dons, le volume et la provenance. Parce que nous devons connaître nos amis, ceux qui nous ont soutenus et qui ont été avec nous pendant la crise, ceux qui nous veulent du bien et les autres, ceux indifférents à notre détresse. Aucune liste n’a été publiée, aucun montant, même approximatif, n’a été publié. Comment voulez-vous établir une confiance avec vos citoyens en observant une telle posture ?
Je pense que ce gouvernement pourrait rétablir cette confiance perdue en étant exemplaire. J’ai été affecté par la tragédie de Sbeïtla, par le décès de cette personne. Outre le fait que c’est un incident malheureux, dont la responsabilité aurait dû être limitée à ceux qui agissaient sur le terrain, je trouve que renvoyer le chef ou le premier responsable de la région, en l’occurrence le gouverneur, les chefs du district, et toute l’autorité régionale, c’est de mon point de vue irresponsable.
je trouve que renvoyer le chef ou le premier responsable de la région, … c’est de mon point de vue irresponsable
Comment voulez-vous que les gens respectent l’autorité régionale ? En quoi le gouverneur est responsable de ces faits ? Il aurait fallu tempérer, diligenter une enquête, définir les responsabilités pour ensuite sanctionner. Désormais qui se soumettra aux autorités dans sa région ? Qui obéira aux lois ? Et qui acceptera d’assumer la charge de gérer et de faire respecter la loi ? Représenter et servir l’autorité centrale ?
L’élément organisationnel et psychologique est capital dans le traitement de ces données-là, installons d’abord la confiance. Ce gouvernement est censée avoir plus d’atouts que les autres gouvernements, parce qu’il n’est pas contraint politiquement, mais qu’il évite les décisions populistes.
Propos recueillis par Amel Belhadj Ali