Faire de chaque région un pôle économique autonome, c’est aller vers une géographie de dominos. Cela prive l’économie nationale d’une cohérence d’ensemble. C’est bien d’apaiser momentanément la colère des populations, mais n’est-ce pas là une façon de monnayer la paix sociale au prix de la rationalité économique : arbitrage populiste ou amorçage d’un nouveau modèle économique ? Le deal n’est pas net.
Par Ali Abdessalam
L’on a “oublié l’économie“, avait coutume de dire un ancien chef du gouvernement. A El Kamour, celle-ci a pris une belle revanche. Et cela a servi d’alibi à des citoyens décidés à faire valoir leur droit au développement à prendre le maquis social sur le mode “Action directe“. Ils ont ainsi décidé d’un sit-in sur une station de pompage pétrolier en fermant la vanne.
Une population locale peut-elle tirer argument de sa frustration économique, du fait d’une négligence des pouvoirs publics, pour revendiquer son ascendant sur une richesse naturelle qu’elle abrite dans son aire géographique ? A El Kamour, on a vu un outrage à l’Etat. Et ce précédent s’inscrit en rupture avec les traditions de revendications sociales. Et même la résolution du conflit, pas assez ferme et pas assez conséquente aux yeux de la majorité de l’opinion nationale, n’a pas rétabli l’Etat dans son statut de puissance publique. Ni même restauré son lustre. Elle a peut-être sauvé la mise au gouvernement. Et quand bien même le conflit s’est terminé, il y a fort à craindre pour l’avenir, car ça peut irradier.
A cet égard, le Cercle Kheireddine a organisé un webinaire, le 12 novembre 2020. C’est Moncef Achour, DG au ministère des affaires sociales, chef de la délégation chargée de négocier avec la “Coordination du sit-in d’El Kamour“, qui en était l’invité d’honneur. Le débat s’est engagé autour de deux idées majeures à savoir : “El Kamour, quelle suite ?“ et “quelles conséquences ?“
Enrôler la société civile dans le processus de négociation
Les membres du Cercle Kheireddine ont témoigné de l’empathie à l’adresse de leur hôte. Après tout, il a accepté une mission délicate. Il sait qu’il était observé de toutes les populations locales qui disposent de richesses naturelles et qui se sentent défavorisées. Cette mission a par conséquent valeur de crash test. Et le mandat est à haut risque. Soit il étouffait l’incendie, soit les opinions locales incandescentes pouvaient prendre exemple de Tataouine.
En situation difficile, Winston Churchill donnait la consigne suivante à ses négociateurs : « Nothing to lose, all to win » (Rien à perdre, tout à gagner). Et Moncef Achour se savait dans ce cas de figure. Il est toutefois parvenu à désamorcer le conflit. A-t-il déminé le terrain ou a-t-il simplement gagné un temps de répit ? En termes plus simples, a-t-il fait respecter les prérogatives de l’Etat ou a-t-il fait gagner du temps au gouvernement ? Ça se discute.
Cependant, les membres du Cercle n’ont pas manqué de rigueur. De leur point de vue, engager le coup avec la Coordination, sous vanne fermée, a endommagé l’autorité de l’Etat. Il faut bien comprendre qu’il y a les faits. Et qu’il y a, aussi, la perception des faits. L’opinion désabusée voyait les autorités obtempérer aux vociférations de sit-inneurs auto-intronisés “défenseurs de la population locale“. Il y a transgression du code républicain.
Moncef Achour, sans dénoncer la liberté de la presse, regrette que l’agitation médiatique autour de l’événement ait grossi le trait, déformant la réalité. Tarak Haddad, auto-improvisé “leader de la Coordination d’El Kamour“, avec habileté, se présentait en “Robin des bois“ ou en “Emiliano Zapata“, endossait le rôle du principal vis-à-vis de la délégation. Cela mettait la délégation dans une posture désavantageuse. En vérité, rappelle Moncef Achour, la délégation a négocié avec une coordination comprenant les sit-inneurs mais qui était étendue à la plus large représentativité de la société civile dans la région.
En dehors du parti Ennahdha (majoritaire à Tataouine), les partis politiques sont faiblement représentés et le tissu institutionnel y est ténu. Il a bien fallu, par souci de légitimité, enrôler la société civile, plus présente et plus active à Tataouine.
Par ailleurs, la négociation s’est déroulée au siège du gouvernorat, lieu de souveraineté, et la délégation a négocié de pied ferme. Rien ne lui était imposé, ni dicté. L’ennui est que tout cela était éclipsé par les fanfaronnades de quelques éléments qui ont fait de l’ombre au travail de la délégation.
Pareil pour les scènes de liesse qui ont suivi l’accord. On ne sait si elles sont à la gloire des sit-inneurs ou si c’est pour saluer le retour de l’Etat.
Au nom de la continuité de l’Etat
Moncef Achour laissait comprendre que l’attitude conciliante du gouvernement à l’égard des sit-inneurs d’El Kamour procédait d’une démarche républicaine, valeur de référence pour le gouvernement. De facto, ce dernier a délibérément écarté la solution sécuritaire. Le cœur et la raison refoulent cette option.
En effet, la troupe, étant donné qu’El Kamour est une zone militaire, autant que les corps de sécurité n’abondaient pas dans le sens de la répression du mouvement. Hichem Mechichi n’est pas dans la situation d’Alexandre Le Grand, lequel, impuissant à défaire les fils, s’est résolu à dégainer son épée et tranché, tout net, le “nœud gordien“. En plus de cela, par conviction démocratique, et avec la volonté de faire réanimer le contrat social, le chef du gouvernement entend porter à la connaissance de tous qu’il reconnaît le droit au développement pour chaque citoyen. La meilleure façon de le prouver est d’aller à la rencontre des populations en colère. Et c’est une façon de les dissuader du recours à la contestation par la violence.
Ce premier pas franchi, la colère de la population d’El Kamour, soutient Moncef Achour, est le fruit d’une négligence des autorités, lesquelles ont ignoré les résolutions d’un accord gouvernemental qui remonte à 2017. Au nom de la continuité de l’Etat, il fallait au gouvernement Mechichi d’acter cet accord tout en négociant sa réalisation avec fermeté.
La préférence pour les solutions démocratiques du gouvernement Mechichi viendrait-elle étayer le crédit de l’Etat ?
Les termes du deal du nouveau modèle économique
On a beau soutenir que le package des résolutions économiques a été âprement négocié, cela ne parvient pas à dissiper l’idée que l’on a servi une rente à la région loin de toute considération de développement. Et l’ennui est que cela semble en ligne avec le marchandage de la région qui sait faire dans la surenchère.
Tataouine, sous l’ancien régime, du temps du boom de l’informel, se mettait à l’écart de l’Etat. A l’heure actuelle, l’informel étant en panne, elle entend vivre grâce aux concours de l’Etat. Son message a force d’ultimatum car la réouverture des frontières avec la Libye fait craindre une éventuelle collusion des sit-inneurs avec les terroristes se trouvant dans ce pays frère.
Tous ces éléments entament la solidité du package économique négocié avec la région de Tataouine. Il faut bien admettre que les recrutements dans la Société de protection de l’environnement ne vont pas connecter la région aux chaînes de valeur mondiales. Pas plus que l’embauche des demandeurs d’emploi dans les sociétés pétrolières, selon des critères dit-on techniques et sévères, obéissent à des besoins pressants de ces entreprises.
Et puis l’injection de 80 millions de dinars en soutien aux appels d’investissements pour faire pousser des TPE et des PME dans la région peut-elle modifier la physionomie économique de la région ? La clause qui veut que tous les projets doivent être valisés par une instance technique dédiée, rompue aux techniques d’identification des projets, est une chose rassurante. Mais que, d’un autre côté, 70% des projets doivent concerner l’infrastructure, cela donne à réfléchir.
Des TPE et des PME fraîchement constituées réuniront-elles le répondant technique et financier nécessaire pour les travaux d’infrastructure ? Découpler une région du plan national, est-ce une preuve d’efficacité économique ? Que l’on soutienne que ce sont là les termes d’un nouveau modèle économique, c’est une idée, de notre point de vue, qui prête le flanc à la critique. Hors, une planification nationale qui se décline en composantes de développement régional, on ne voit pas de solution crédible.
La Chine s’est essayée à cette option avec la politique du fameux “Grand bond en avant“. Essaimant des petits hauts fourneaux dans les régions, elle n’a pas pu constituer une industrie sidérurgique. Et elle a changé de cap.
L’ennui est que le gouvernement tunisien, par réaction d’anticipation de mouvements de contestation dans les régions, entend, dès le 25 courant, déployer les membres du gouvernement avec l’idée de répliquer l’accord convenu à Tataouine. Et cela intervient l’année où le pays doit élaborer le plan de développement économique et social 2021-2025.
Le propos serait impropre mais il serait plus judicieux que le gouvernement change son fusil d’épaule. La mission sur terrain serait plus payante si elle faisait la promotion du plan tout en étudiant avec les régions les passerelles de développement pour chacune d’entre elles, ce qui serait, de notre point de vue, une démarche cohérente. Et, constructive. Il est difficile de créer une synergie pour une économie qui se serait désarticulée pour satisfaire les desiderata des populations des régions. Ce serait plier aux sirènes du populisme et sacrifier la rationalité économique.