Focus sur le Théâtre de l’Opéra de Tunis, ce pôle culturel et artistique au cœur de la Cité de la culture à Tunis qui a créé une grande dynamique dans le pays, depuis son inauguration en avril 2018.
Le musicologue chercheur et universitaire, Soufiane Feki, son directeur général, revient sur le mode de gestion adopté depuis sa prise de fonctions à la tête de l’institution en avril dernier, et présente sa vision pour un secteur culturel en crise.
Quelle gestion pour un budget sous les effets de la crise ?
La conjoncture sanitaire dure depuis près de neuf mois ce qui s’est répercuté sur la gestion globale du Théâtre de l’Opéra. En termes de chiffres, Soufiane Feki dévoile un bilan critique. “La crise pandémique du Covid-19 a eu un impact très négatif sur l’économie de la culture. Les budgets prévisionnels et les recettes/dépenses n’ont pas été faciles à réaliser”.
Le budget 2020 du Théâtre de l’Opéra tablait sur ” des recettes à hauteur de 2 millions de dinars “. Ces recettes proviennent de tout ce qui est billetterie, vente de spectacles ainsi que de la mise à disposition et de la location des espaces.
L’arrêt des activités dans le pays a fait en sorte que beaucoup d’institutions et d’entreprises privées qui voulaient louer les espaces au sein de la Cité pour leur congrès et autres événements, ont annulé ou reporté leurs programmes.
Face à cette nouvelle donne, “nous nous retrouvons avec un déficit budgétaire de l’ordre de 60% à peu près”, explique cet expert en ingénierie des projets culturels. “D’un autre côté, le rythme des dépenses liées à l’achat et de programmation de spectacles a lui aussi baissé”.
La subvention de l’Etat octroyée au Théâtre de l’Opéra s’élève à 10 millions de dinars. Ce budget conséquent est expliqué par le fait que l’institution est mandatée par le ministère de tutelle pour s’occuper de la Cité de la Culture en général, en rapport avec tout ce qui est gestion quotidienne et frais fixes; le gardiennage, la propreté, la maintenance (électricité, eau, télécommunication, etc.)
Le budget est donc en moitié consacré à couvrir toutes ces dépenses et l’autre moitié est consacrée réellement au Théâtre de l’Opéra pour financer ses activités (production, programmation, salaires du personnel). Même si l’administration du Théâtre de l’Opéra essaye de rééquilibrer la situation, il est évident que l’impact de la crise touche à la stabilité et à la gestion générale financière de l’établissement.
Pour ce fin connaisseur du secteur, la gestion d’institutions culturelles et artistiques n’a plus de secrets. Avant de rejoindre le Théâtre de l’Opéra, il a dirigé le Centre des musiques arabes et méditerranéennes, Ennejma Ezzahra (CMAM), de 2013 à 2016, un haut lieu du patrimoine culturel tunisien situé à Sidi Bou Said.
Par rapport à son ancienne expérience au CMAM, il estime que ” le modèle de gestion est presque le même, avec des mécanismes et des lois similaires. A la différence que le Théâtre de l’Opéra est une structure beaucoup plus grande qui emploie un grand nombre de techniciens, d’artistes et d’agents administratifs avec pour missions la promotion de la création et la production artistique focalisée sur les arts de la scène et notamment les spectacles vivants pluridisciplinaires (opéra, opérette, comédies musicales, concerts de musique, danse, théâtre, etc.)”.
L’alternative du live streaming
Oscar Wilde disait que “la musique met l’âme en harmonie avec tout ce qui existe”. N’a-t-on pas réellement perdu cette harmonie? Une citation que Soufiane Feki adopte sans pour autant vouloir trop se limiter à cette portée assez généralisée du lien humain à la musique. “Si on l’a perdu, mais ce n’est que momentanément. De toute manière, la relation à la musique ne se résume pas au seul fait d’assister à des spectacles vivants”.
Il admet cependant que “le spectacle vivant est ce qu’il y a de plus émotif, dans la mesure où il permet cette relation humaine et chaleureuse directe entre le public et l’artiste. Mais on garde espoir en une reprise progressive très prochainement”.
Avec la fin du premier confinement, il y a eu, durant l’été 2020, un assouplissement des mesures restrictives et une reprise- quoique timide, mais rassurante. Au mois d’octobre dernier, le Théâtre de l’opéra avait annoncé la programmation de spectacles en live streaming. Le bilan assez lourd de la seconde vague pandémique a fait que le protocole sanitaire adopté soit de plus en plus stricte.
Sur ce point, Feki précise que les trois pôles artistiques, à savoir le pôle Théâtre, le pôle Musique et Opéra et le pôle Danse et arts chorégraphiques, ont travaillé d’arrache-pied durant l’été sur la programmation pour le dernier trimestre 2020 et pour l’année 2021.
“La deuxième vague de la pandémie et les restrictions ont contraint l’institution à revoir certaines dates annoncées pour la période à venir. C’est donc un travail contenu de réadaptation de notre agenda que nous faisons tous les jours”.
La restriction sanitaire de plus en plus drastique a même poussé la direction à reporter un live streaming pour un concert de musique. Le souci était de respecter les mesures qui ont été décrétées par le gouvernement et à préserver la santé de tout le staff artistique et technique.
L’idée était de recourir à ce nouveau moyen de diffusion en ligne qui permet d’atteindre un public de plus en plus connecté. “La première tentative assez réussie”, estime-t-il, d’une transmission d’un concert en live streaming fut grâce à l’orchestre de l’Académie de l’Orchestre symphonique tunisien avec un spectacle intitulé ‘Aux couleurs du 18e siècle’.
C’est aussi le choix pour les autres entités artistiques travaillant au sein du Théâtre de l’Opéra qui devaient proposer des prestations artistiques en live streaming, je pense au Ballet de l’Opéra de Tunis, à la Troupe des Arts populaires, l’Orchestre National Tunisien”, énumère-t-il.
Programmes anticipés pour la reprise
L’institution travaille actuellement sur la production de nouveaux spectacles scéniques (comédies musicales, opérettes), chorégraphiques, théâtraux et musicaux dans le cadre d’une programmation pour la prochaine rentrée culturelle 2021-2022.
Parmi ces spectacles d’envergure, le Directeur Général du Théâtre de l’Opéra annonce une comédie musicale et un grand spectacle de danse-musique qui sont en cours de préparation pour les mois de février et mars de l’année 2021.
Du côté des arts scéniques, il estime que la capacité de production est assez importante. Idem pour les spectacles de danse, le ballet du Théâtre de l’Opéra a une grande capacité à produire et à interpréter des œuvres importantes, de chorégraphes de renommée internationale qu’ils soient tunisiens ou étrangers.
Du point de vue de la création en rapport avec les grands spectacles scéniques, Sofiane Feki précise qu’en Tunisie ” on n’a pas encore le savoir-faire nécessaire pour produire de grands opéras en création. Car produire un opéra selon les normes qu’on connaît dans les grands opéras européens, demeure un grand challenge pour nous qui ne disposons pas encore de gros moyens financiers, des équipes qualifiées notamment dans la mise en scène d’un opéra ou le pilotage de la production d’un opéra “.
” Cet art a des fondamentaux qui lui sont propres et qu’on ne maîtrise pas entièrement ici en Tunisie. C’est donc le rôle du Théâtre de l’Opéra de Tunis de travailler sur l’instauration d’une tradition de l’opéra dans le pays, nous y travaillons “, explique-t-il.
Tous les concerts, les productions et les spectacles qui étaient programmées durant le mois d’octobre et novembre, devront être reprogrammés en décembre et en janvier, en espérant qu’il y aura un allègement des restrictions sanitaires.
Autour de l’instabilité à la tête du ministère
Observateurs et professionnels du secteur s’accordent tous à dire que le changement successif de ministres à la tête du ministère des Affaires Culturelles est nocif pour la bonne marche du secteur.
Ce changement successif de ministres “a bien entendu un impact très négatif sur le secteur, parce que le premier rôle d’un ministère c’est de promouvoir les politiques Culturelles sur le moyen et le long terme”, soutient le DG du Théâtre de l’Opéra.
“Cette instabilité ne peut-être que compromettante pour le paysage culturel en Tunisie, et contribue à freiner les grands projets en matière de mise en œuvre d’une politique culturelle structurante, tout secteur confondu”, dit-il encore.
Un secteur initialement en crise
Les mouvements de protestation menés par des artistes sont révélateurs du niveau du débat insuffisant sur le plan national, ont indiqué certains professionnels du secteur. La situation des professionnels est encore plus inquiétante, surtout à la lumière du flou qui entoure le projet de loi relatif à l’artiste et aux métiers artistiques.
Notre interviewé va vers une issue qui pourra être possible à travers une prise de décision officielle de haut niveau qui se fera dans le cadre d’une réponse du gouvernement.
Administrateurs de la culture, gouvernement mais également artistes et organisations de la société civile, sont, à son avis, tous amenés à ouvrir encore le débat et à l’approfondir, pour trouver les solutions les mieux appropriées à la situation actuelle.
Soufiane Feki estime que le ministère des Affaires Culturelles doit prendre en compte certaines recommandations faites dans le cadre du mouvement “Resili Art” de l’Unesco, en vue de protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles pendant la crise de la Covid-19.
Le but serait de les adapter à la réalité tunisienne ” surtout que tous les scénarios sont possibles avec cette crise qui risque de durer, chose que nous ne souhaitons pas”.