Dénommé «Initiative pour sortir de la crise sur la voie de nouvelles orientations nationales», le projet de dialogue national proposé par l’UGTT a récemment été présenté au chef de l’Etat pour parrainage.

Mais cette initiative que la centrale syndicale qualifie de «politique», semble porter, à travers les conditions qu’elle pose pour y contribuer, les germes de son sabordage. C’est du moins ce que pensent de nombreux observateurs de la scène politique tunisienne.

Tour d’horizon des griefs qui lui sont portés.

D’abord au plan de la forme. Bien qu’on soit dans un système politique semi-parlementaire polyarchique, l’UGTT insiste pour que cette initiative soit parrainée, exclusivement, par une seule partie, la présidence de la République.

Dans son argumentaire, l’UGTT relève qu’elle « s’est adressée au chef de l’Etat en sa qualité de garant de la Constitution, de l’unité du pays, de sa sécurité et de celle de son peuple aux fins de parrainer cette initiative, et de lui réunir toutes les conditions de succès ».

Une initiative qui exclut

Vient ensuite l’animation du dialogue. La centrale syndicale propose la désignation d’un “Comité de sages multidisciplinaires indépendants“ pour animer ce dialogue national. Les membres de ce comité ne doivent pas occuper actuellement des postes politiques et avoir des visées électorales futures.

Autre condition posée pour participer à cette initiative : « ne peuvent y adhérer que les forces nationales qui croient en la civilité de l’Etat démocratique et social, condamnent le terrorisme, défendent la souveraineté du pays et refusent tout alignement sur des alliances étrangères, et ce conformément à la Constitution ». L’UGTT fait allusion ici à l’article 2 de la Constitution qui stipule que «La Tunisie est un État civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit».

Conséquence : compte tenu des conditions posées, deux autres têtes du pouvoir sont éliminées : la présidence de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et la présidence du gouvernement, deux institutions sans lesquelles aucune loi consacrant les résultats de cet éventuel dialogue ne peut passer.

Au niveau des partis, ce sont les composantes de la Troïka au Parlement qui sont en principe interdits d’office de participer à ce dialogue. La coalition Al Karama parce que, idéologiquement, ce parti est contre la civilité de l’Etat. Qalb Tounès n’a aucune chance également d’y adhérer en raison d’un probable veto du président de la République –si ce dernier accepte de parrainer l’initiative ; le chef de l’Etat perçoit, en substance, dans ce parti un nid de corrompus.

D’ailleurs ce n’est pas un hasard si, dans le communiqué publié juste après la réception du document portant initiative de l’UGTT, « le chef de l’Etat a réitéré sa position de principe selon laquelle il n’est pas question de dialoguer avec les corrompus ». Et le communiqué de préciser : «Il n’est pas question d’établir un dialogue selon la formule qu’a connue la Tunisie ces dernières années, signalant que ce dialogue doit plutôt s’inscrire dans le cadre d’une nouvelle vision qui rompt avec les anciennes perceptions, et se fonde sur la réponse aux véritables revendications du peuple, loin de tout calcul politique étroit».

Quant au parti Ennahdha, qui ne s’est pas prononcé, jusqu’à ce jour, sur l’initiative de l’UGTT, il lui sera vraiment difficile de se séparer de ces deux alliés au Parlement, Qalb Tounès et Al Karama. En toute logique politique et compte tenu de ses différends avec la présidence, ce parti devrait se montrer solidaire avec ses alliés, et donc boycotter ce dialogue.

Des propositions galvaudées et récurrentes

Quant aux propositions formulées par l’UGTT dans le cadre de cette initiative, elles sont, globalement, connues, galvaudées et récurrentes. Elles n’ont rien d’innovant et de révolutionnaire. Logiquement, au regard de l’ampleur des attentes du peuple tunisien, elles ne peuvent pas s’ériger en programme politique mobilisateur.

Au niveau politique, ces propositions plaident pour une évaluation de la loi électorale, des lois sur les partis et les associations et sur leurs sources de financement. Elles insistent sur la mise en place, en urgence, de la Cour constitutionnelle et suggèrent l’indépendance de la justice par la garantie de sa neutralité, la révision de la loi sur les collectivités locales et le parachèvement de la mise en place des instances constitutionnelles et l’évaluation de celles qui sont opérationnelles.

Concernant le système politique en place, elles recommandent un dialogue national, à part, et sans calendrier précis.

Jeter les bases d’une économie sociale et démocratique

Au rayon économique, l’UGTT appelle tous les acteurs économiques à élaborer «un nouvel modèle de développement inclusif et durable qui consacrerait la justice sociale et fiscale, outre une redistribution équitable des ressources et richesses du pays».

Ces propositions suggèrent, également, un audit «des finances publiques (…), la réforme des entreprises publiques et la mise au point de réformes fiscales urgentes et la facilitation de leur application».

Pour un nouveau contrat social

La centrale syndicale, qui a appelé bizarrement à la lutte contre le marché parallèle, fait une mention spéciale pour l’Economie sociale et solidaire et appelle à l’accélération de la publication de leurs textes d’application de la loi adoptée au mois de juin 2020 à cette fin.

S’agissant du volet social, l’UGTT recommande d’accorder un intérêt particulier aux personnes vulnérables victimes de fléaux sociaux en nette recrudescence : pauvreté, chômage, suicide, émigration irrégulière, criminalité. Il s’agit pour la centrale syndicale de garantir à ces catégories fragiles la dignité et les droits socioéconomiques prévus par la Constitution. L’objectif général étant d’éviter au pays le chaos et les explosions sociales.

Et pour ne rien oublier, l’UGTT revient sur son mégaprojet dada, l’élaboration d’un nouveau contrat social qui défende les droits et obligations pour tous les Tunisiens et Tunisiennes. Pour mémoire, elle avait présenté, en 2013, un projet dans ce sens, mais à défaut de consensus entre les partenaires sociaux, ce projet n’a pas pu passer.

En somme, à travers cette initiative, l’UGTT défend un projet d’«Etat démocratique et social» qui consacre la dignité des Tunisiens, préserve leurs droits et acquis et réalise leurs attentes en matière de justice sociale.

La question qui se pose dès lors est de se demander si l’UGGT, en tant que syndicat voire une organisation de la société civile, a les moyens légitimes et légaux pour mener à terme un projet d’une telle ampleur. La réponse est en principe “non“. Dans ce cas, son initiative serait, semble-t-il, une simple diversion.

A bon entendeur.

Abou SARRA