Principal instrument du gouvernement pour la mise en œuvre de la politique publique, et miroir de la capacité financière du pays à réaliser, pour ses administrés, programmes et projets de développement, la loi de finances, pour être adoptée, a abusé, depuis 2011, de trois solutions de facilité antiéconomiques : l’endettement pour financer le déficit du budget, le recrutement dans la fonction publique pour acheter la paix sociale et le harcèlement fiscal des contribuables (personnes physiques et morales).
Abou SARRA
Signe de mauvaise gouvernance, cette démarche a eu deux incidences catastrophiques. Elle a rogné les budgets destinés aux services publics : santé, éducation, transport, infrastructure, eau, électricité, assainissement…
Elle a retardé, dans un second temps, les réformes souhaitées par les investisseurs locaux et étrangers pour améliorer le climat d’investissement dans le pays. Parmi celles-ci, on peut citer la digitalisation des services publics, la restructuration des entreprises publiques et des Caisses de sécurité sociale, la mise en œuvre du Partenariat Public/Privé (PPP), l’ouverture à la concurrence de secteurs détenus par des lobbys.
D’autres réformes méritent d’être signalées, entre autres l’inclusion financière -qui devrait démocratiser l’accès au financement-, la rationalisation de la compensation -dans l’objectif de n’en faire bénéficier qu’a ceux qui la méritent-, la mise en œuvre de législations développementalistes -encourageant le travail indépendant (économie sociale et solidaire, auto-entrepreneur…).
Vers l’abandon du harcèlement fiscal
La loi de finances 2021, adoptée le 10 décembre 2020, dans des conditions très difficiles par l’effet de l’instabilité gouvernementale (trois gouvernements en une seule année) et de l’avènement de la pandémie de Covid-19, n’a pas échappé à la règle, avec cette nuance : elle est l’une des rares lois de finances à avoir abandonné dans le texte –bien dans le texte- les contributions spéciales et le harcèlement fiscal, en général, en réduisant de manière significative le taux de la pression fiscale qui était de juré, en 2020, de l’ordre de 25% mais de fait de plus de 32%, soit un taux proche de celui des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
L’expert-comptable Walid Ben Salah explique cet écart par le fait que les gouvernants tunisiens calculent le taux de pression fiscale uniquement sur la base des recettes fiscales et omettent d’autres impositions obligatoires. Il cite entre autres les pressions qui proviennent de la fiscalité locale et sociale (contribution aux Caisses de sécurité sociale…).
La loi de finances 2021 aura ainsi le seul mérite d’avoir baissé l’impôt sur les sociétés de 25% à 15%, ce qui constitue une avancée importante en matière de réduction de la pression fiscale.
Pour mémoire, depuis le soulèvement du 14 janvier 2011, les lois de finances sont devenues, pour les contribuables disciplinés (entreprises opérant dans le formel …), tout comme pour les particuliers (salariés…), des opportunités pour harcèlement fiscal et paupérisation de la population.
C’est pourquoi, depuis cette date, les lois de finances sont particulièrement craintes. Elles sont devenues un véritable cauchemar et un sujet de préoccupation au triple stade de leur préparation, de leur adoption et de leur exécution. D’où tout l’enjeu de cet abandon du harcèlement dans la loi de finances 2021.
Mais mis à part ce petit progrès, la loi de finances 2021 a continué d’abuser des deux autres facilités : l’endettement et le maintien du sureffectif dans le secteur public.
La Tunisie de plus en plus proche du Club de Paris ?
Concernant la dette du pays, le taux d’endettement est estimé par la loi de finances 2021 à environ 95% du PIB. En fait, il serait bien supérieur si on lui ajoute la dette des entreprises publiques et privées, les garanties de l’Etat et autres mécanismes d’emprunts.
Le ratio de la dette, qui était de 38% en 2010, serait en fait de l’ordre de 112%, ce qui constitue un seuil insoutenable pour un pays qui ne produit pas assez, depuis une dizaine d’années, en raison des mouvements sociaux.
Walid Ben Salah estime que la loi de finances 2021 suit la même logique que la loi de finances complémentaire 2020, avec une nuance de taille : « la dette publique a augmenté de 30 milliards de dinars en deux ans, soit vingt points du PIB et cinq fois le budget d’investissement, le tout sans être utilisé dans des projets d’investissements ».
Pour sa part, l’expert-comptable et secrétaire général de l’Union tunisienne des professions libérales, Anis Wahabi, fait état de difficultés de mobiliser de nouvelles ressources d’emprunt.
En effet, dans un entretien avec l’Agence TAP, il considère que « la loi de finances 2021 prévoit une mobilisation de ressources financières via des emprunts internes qui dépassent la capacité réelle du marché financier intérieur, tandis que la sortie sur le marché extérieur sera très coûteuse, compte tenu de la dégradation de la notation souveraine du pays et de la suspension de l’accord avec le Fonds monétaire international sur un nouveau programme de financement, en raison de l’absence de réformes ».
Lire aussi : La LF 2021, une loi temporaire et dépourvue de réformes structurelles (Anis Wahabi)
Abstraction faite de tous ses griefs, la Tunisie aurait pu faire d’importantes économies en devises si elle avait accéléré la création d’une agence spécialisée dans la gestion de la dette, à l’instar de l’Agence France Trésor. L’ultime objectif de ce projet qui date de 2009 étant d’optimiser l’emploi des ressources d’emprunt, à l’instar des expériences réussies dans d’autres pays.
Cette structure serait en mesure de calculer le risque de la dette, de choisir le moment de contracter toute dette, dans quelle monnaie (en euro, en dollar ou en yen japonais), auprès de quel bailleur de fonds, à quelle maturité et dans quelles conditions (court, moyen ou long terme).
Pour le moment, si rien n’est fait, le surendettement du pays risque de générer le pire, voire un fâcheux défaut de payement et son corollaire, le recours au Club de Paris pour rééchelonner la dette de la Tunisie.
Le casse-tête de la masse salariale du secteur public
Au sujet du poids de la masse salariale de la fonction publique, pointée du doigt par les observateurs de l’économie tunisienne (experts, bailleurs de fonds…) comme un des plus élevés du monde, la loi de finances maintient non seulement le statuquo mais augmente cette masse, pour l’exercice 2021.
Ainsi, la masse salariale sera en hausse de 5,7%, passant à 20,118 milliards de dinars contre 19,030 milliards de dinars pour l’année 2020. Cette masse représente 16,6% du PIB et 49% des dépenses du budget de l’Etat.
Si on établit un parallèle avec un pays voisin, le nombre d’agents publics tunisiens est deux fois supérieur à celui du Maroc dont la population avoisine, pourtant, les 37 millions d’habitants contre seulement 12 millions pour la Tunisie.
Cela pour dire qu’il y a là un véritable problème.
Pis, sur le total des 850 000 agents publics dont 200 000 exercent dans les entreprises publiques et 240 000 fonctionnaires et agents supplémentaires recrutés et titularisés entre 2012 et 2019, 150 à 200 000 environ occupent soit des sous-emplois (chaouch…), soit des emplois fictifs (donc non productifs et sans valeur ajoutée). C’est le cas des milliers de jeunes recrutés par les Sociétés d’environnement à Tataouine, Gabès, Gafsa…
Pourtant, depuis 2017, le gouvernement Youssef Chahed s’était attelé à réduire cet effectif jugé pléthorique. Il avait pris la douloureuse décision de suspendre, à partir de 2017, les recrutements dans la fonction publique et de ne pas remplacer les partants à la retraite. Seulement, il n’a jamais communiqué sur le nombre des départs.
Si on s’amuse à faire le calcul des emplois non créés, depuis 2017 jusqu’à fin 2020 (dans quelques jours), et ceux supprimés par l’effet des départs à la retraite et non remplacés, on pourrait les estimer à plus de 100 000, ce qui est énorme.
Et si on leur ajoute les économies d’emplois qui seront faites, en 2020 et en 2021 et les décès de 20 000 retraités en moyenne par an, durant la période de quatre ans, les caisses de l’Etat seront, logiquement, soulagées de lourdes charges d’au moins de 120 000 salariés et pensionnaires.
Et même le fameux redéploiement prévu de l’effectif pléthorique des fonctionnaires vers des services publics plus utiles (contrôle économique, douane, recouvrement fiscal,…) dont l’ancien ministre chargé des Grandes réformes, Taoufik Rajhi, en avait fait son dada, n’a abouti à aucun résultat ou presque.
Donc, après dix ans de politique irrationnelle alimentée par des scénarios irréalistes et le maquillage des chiffres, le moment est venu pour mettre le holà, d’abord, et pour réinventer le pays, ensuite.
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