Permettez-moi de partager avec vous l’émouvant hommage de Slim Naccache à son père Gilbert Naccache, Allah yarhmou…
“Il y a quelques années, Gilbert Naccache riait de la fausse nouvelle de son décès. Il disait “Il me reste quelques coups à boire avec des amis”.
Mon père a bu son dernier coup le cinq décembre deux mille vingt à 17h, après les funérailles de sa sœur. Il était assis à mes côtés et nous avons trinqué ensemble.
Aujourd’hui mon père est mort.
Gilbert Naccache s’est battu malgré son hémorragie cérébrale, jusqu’au bout. Il souriait quand on lui mettait le téléphone à l’oreille et qu’un de ses amis lui parlait. Je me plais à croire que, accompagné par l’excellent personnel du service neuro-vasculaire de la Pitié Salpêtrière, ses derniers moments étaient doux, qu’il s’endormait en laissant derrière lui une vie douloureuse.
Mon père m’a eu tard. Enfant, j’avais fait le calcul et il me paraissait improbable qu’il vive pour me voir atteindre mes trente ans. Je suis un pessimiste et, pour mon malheur, je suis un pessimiste qui a souvent raison.
Nous avons souvent été en conflits lui et moi. J’étais un enfant furieux contre le monde et, comme pour tous les enfants, je voyais mon père comme le monde. Mais il y a quelques mois, nous nous étions enfin réconciliés pleinement.
Mon père est mort et tout est pire maintenant. Parce que je n’aurai jamais un père qui me verra jouer Caligula, qui me verra écrire cette adaptation pour le théâtre de “Ningen Shikkaku” d’Osamu Dazai. Je n’aurai jamais un père qui pourra se relaxer dans une paisible retraite à laquelle je pourrais aspirer à mon tour.
Mon père n’a jamais voulu de retraite, il a voulu continuer à se battre contre le monde. Gilbert Naccache a porté sur ses épaules une charge inhumaine parce qu’il avait le sens des responsabilités, parce qu’il espérait laisser un monde meilleur un peu meilleur en partant qu’en arrivant.
Gilbert Naccache n’a jamais cédé à la haine. Il ne voulait pas haïr ses tortionnaires, il ne voulait pas haïr Bourguiba et il ne voulait pas haïr ses ennemis.
Quant il a été honteusement calomnié par un lâche qui a attendu d’être mort pour publier des mémoires minables, il a choisi de simplement nier et de ne rien dire de plus car il ne voulait pas attaquer l’honneur d’un fantôme.
Quand lui et son fils ont subi violemment l’antisémitisme d’idiots qui, sous couvert de haine d’Israël, se sont attaqués au premier juif qu’ils connaissaient, sans même savoir que ce juif était antisioniste, il n’a pas voulu porter plainte.
Je n’ai pas ce trait de caractère. Quand on me fait mal j’ai envie de rendre au centuple. Je ne crois pas à “œil pour œil, dent pour dent”, mes convictions me poussent à pardonner, mes instincts me disent “La vie pour un œil, le sang pour une dent”. Je m’accroche à mes rancunes comme si elles définissaient mon identité Je lui ressemblerai peut-être plus avec les années.
S’il y a une leçon à tirer de la vie de mon père c’est qu’il ne faut jamais tourner le dos à ses responsabilités, qu’il faut persévérer et ne pas céder aux pulsions faciles de haine. Mais que, contrairement à lui, il faut savoir se reposer.
Le savant vous dira que mon père est mort en raison des vaisseaux fragilisés de son cerveau qui ont causé une hémorragie cérébrale dans la zone opposée à celle de son accident vasculaire cérébral de 2002.
Le poète vous dira que mon père est mort des années de torture et de déshumanisation dans les prisons d’un régime qui ne savait exister que par la brutalité, qu’il est mort de l’antisémitisme, qu’il est mort d’avoir mené une bataille ininterrompue contre les forces de la bêtise, de l’ignorance et de la violence.
Qu’il est mort d’avoir voulu mener cette bataille avec didactisme et bienveillance. Qu’il est mort d’avoir veillé sur ses sœurs et son fils et qu’après avoir finalement permis à sa sœur de nous quitter et avoir constaté que son fils était capable de vivre, il a soufflé et toutes ses blessures se sont rouvertes.
Je veux remercier chacune des personnes qui ont témoigné leur soutien, en particulier celles et ceux qui lui ont parlé par téléphone alors qu’il était allongé. Je peux vous jurer que ses derniers jours ont été joyeux grâce à vous.
La mort de mon père, comme chaque mort depuis le jour où un groupes d’acides aminés ont eu la bêtise de former la première cellule, appauvrit le monde. Le corbeau a murmuré son “Jamais plus”, mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus ! Disait Edgar Allan Poe traduit par Baudelaire.
Mais le monde ne s’arrête pas. Cette machine qui broie les humains, les force à se conformer ou à être brisés, récompense ceux qui restent à leur place, cette machine continue de tourner. La démanteler nécessitera encore le trépas de bien des générations. Reconnaissez nos vrais ennemis, ceux qui veulent vous diviser, ceux qui profitent tour à tour de notre docilité et de nos conflits et ne reculez plus jamais devant eux.
En 2009, mon auteur préféré est décédé et j’étais au fond du trou. Pour un homme que je n’avais vu qu’une fois. Je sais que ma douleur ne pouvait approcher celle de sa famille et de ses proches mais ma douleur était réelle, parce que même si je ne le connaissais pas, je connaissais sa plume, je connaissais, à défaut d’un meilleur terme, une âme. Pas la sienne, mais peut-être l’une des siennes.
Un dernier livre de mon père sortira, ce sera son testament, malgré lui. Votre douleur n’est pas la mienne, ni celle de ma mère ou de ma tante, ni celle de ses camarades de lutte et amis, votre deuil est celui d’un homme que vous avez connu par son esprit, sa raison et ses écrits.
Connaissez-le ainsi.
C’est ce qu’il laisse au monde.
Adieu Gilbert, adieu Papi. Je ne t’ai jamais appelé “papa” parce que, même enfant, je trouvais ça puéril. Je ne vais pas commencer maintenant, j’ai hérité de ton caractère borné.
Ça a été bon de te connaître.
Slim Naccache.