Comment lutter contre la criminalité financière ? Par une économie plus saine et plus inclusive, répond la CTAF (Commission tunisienne des analyses financières) dans son tout récent rapport d’activité 2018/2019.
En réalité, il ne s’agit pas que de promulguer des lois, mais d’oser les changements qui imposent la transparence nécessaire pour limiter au maximum les actes délictueux, tels le blanchiment d’argent, la contrebande “financière“ -très liée au terrorisme ou la fraude fiscale. Il s’agit de mobiliser les acteurs économiques et financiers par le développement du renseignement et la mise en place de partenariats entre le secteur public et le secteur privé, le combat étant commun. Il s’agit aussi de mettre à contribution toutes les ressources technologiques existantes.
En Tunisie, 4 milliards de dinars circulent dans le secteur informel. Un montant important, lequel injecté dans le circuit formel pourrait améliorer considérablement les ressources financières de l’Etat.
Mais comment les récupérer ?
«La solution est simple, répond Rym Kolsi, directrice générale de la politique monétaire à la BCT. Il faut commencer par dématérialiser les opérations financières avec les institutions publiques. Il est, par exemple, inconcevable qu’en Tunisie aujourd’hui on exige que le paiement de la vignette se fasse par du cash. Dans d’autres pays, vous payez par carte, et c’est mieux pour tout le monde parce qu’il y a plus de visibilité et la traçabilité est garantie. Et puis à l’ère de l’intelligence artificielle, il faut gagner le pari de la digitalisation. Dans notre pays, on achète de l’immobilier en espèces dissimulées dans des sacs en plastique. C’est impensable».
En Tunisie, pourtant, selon une étude intitulée “Scénarios fin 2020 et stratégie de sauvetage et de sortie de crise : le vecteur numérique et digital“ publiée par l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), les transactions e-financières n’ont pas dépassé les 15% en 2018. Ceci bien que la BCT, pour limiter les opérations non comptabilisées de l’économie parallèle, ait publié, le 31 décembre 2018, une circulaire permettant aux nouveaux fournisseurs de paiement électronique d’entrer sur le marché. En mai 2019, le ministère des Finances a mis en place un ensemble de nouveaux services numériques pour faciliter le paiement des factures, les taxes et autres redevances par les citoyens et les entreprises.
Selon l’étude de l’ITES, cet ensemble de nouveaux services numériques et législations qui visent à réduire l’utilisation des liquidités et à augmenter les paiements électroniques facilitant les paiements en ligne durant la pandémie ont été moins fructueux. Le volume des transactions bancaires électroniques a atteint 2,9 milliards de dinars au cours du confinement, soit presque le même niveau qu’au cours de la période de mars à mai 2018 (2,8 milliards de dinars) alors que le chiffre attendu était de 4 milliards de dinars.
Bien avant la Covid-19, près de 50% des acheteurs mondiaux utilisaient les paiements numériques, les cartes bancaires et les portefeuilles électroniques. Et l’ITES d’expliquer cela par, entre autres, la résistance au changement. « La résistance au changement dans le futur empêche tout projet d’innovation, de numérisation ou de transition numérique si elle n’est pas prise en considération dès le début de chaque projet en tant que donnée ».
La résistance au changement risque également de freiner toute tentative d’assainir le climat économique du pays par la dématérialisation totale des transactions financières y compris dans les petits commerces ou même les étals, ceci pour mettre fin à l’informalité dans l’économie.
L’informalité, qui avait déjà pris ses marques dans notre pays, s’est amplifiée après 2011, parce que les contrôles étaient défaillants. Il ne s’agit pas que de surveiller les frontières, il faut également contrôler les opérations financières et commerciales en aval. Aujourd’hui, alors que la loi impose une trace écrite pour tout achat ou paiement de 5 000 dinars, des transactions par centaines de milliers de dinars se font sans que les structures de contrôle, dépassées, s’en rendent compte. D’où l’importance de les renforcer, de les moderniser et de les digitaliser.
Le ministère des Finances a considérablement avancé sur ce chapitre, mais beaucoup reste à faire. Il suffit de voir le nombre de nouvelles cliniques privées qui montent comme des champignons, ou les boutiques et les fonds de commerce qu’on achète comme si la consommation des Tunisiens, en souffrance sur le plan financier, avait doublé ou triplé pour comprendre qu’il y a de l’argent qui échappe au contrôle de l’Etat. Ceci sans parler des professions libérales aux lobbys très forts et sur lesquels l’Etat est incapable d’imposer des contrôles rigoureux pour que les concernés payent correctement le fisc. Les quelques tentatives poudre aux yeux des gouvernements pour imposer une nouvelle fiscalité et des règles de transparence aux professions libérales ont échoué aux portes de leurs lobbys à l’ARP.
Que peut faire la Banque centrale ou la Commission tunisienne des analyses financières pour juguler les phénomènes de corruption ou de fraude fiscale ?
Pas grand-chose tant que le législateur lui-même n’aura pas engagé une réflexion sérieuse pour promulguer des lois applicables et efficientes.
Pour rappel, entre 2018 et 2019, la CTAF a traité 1 245 dossiers, a gelé 82 millions de dinars, a soumis aux autorités compétences 710 dossiers et a reçu 1 112 déclarations de soupçons.
Fait notable, la corruption a augmenté d’un point en 2019 passant à 12%, la fraude et usage de faux ont baissé à 36% en 2019, alors qu’ils étaient à 50% en 2018. Derrière cette avancée relative, il y a la loi. Il s’agit de l’article 107 de la loi organique n°2015-26 du 7 août 2015 relative à la lutte contre le terrorisme et la répression du blanchiment d’argent, complétée et modifiée par la loi organique n°2019-9 du 23 janvier 2019 et du suivi drastique de la CTAF de toute infraction présumée.
A la contrebande et au commerce illicite, il faut des réponses technologiques car si on n’agit pas rapidement, c’est l’insécurité à tous les niveaux qui nous attend : sanitaire, sécuritaire et financière. La lutte contre ce phénomène impose un cadre légale plus développé et des mesures politiques.
Les dernières découvertes au port de Sousse nous interpellent par leur gravité, d’où une nécessaire sécurisation des circuits logistiques dans notre pays et l’implantation de systèmes de traçabilité et d’authentification innovants.
A.B.A