L’ancienne présidente l’Instance vérité et dignité (IVD), Sihem Ben Sedrine, réfute les accusations de contradictions entre deux versions du rapport de l’instance.
Elle estime, dans une interview accordée par email, que la cabale autour de ce “faux” rapport, vise à annihiler l’examen de l’affaire de la BFT devant les chambres spécialisées.
Ces accusations ont été notamment, évoquées par Badreddine Gamoudi, président de la commission spéciale de la réforme administrative, de la bonne gouvernance, de la lutte contre la corruption et du contrôle de la gestion des deniers publics, à l’ARP dans une déclaration accordée à l’agence TAP, le 9 février 2021.
Gammoudi avait affirmé que que l’Etat tunisien a porté plainte, le 2 février 2021, contre toute personne qui serait impliquée dans cette affaire de falsification ayant éclaté en raison de la contradiction entre le rapport de l’IVD déposé auprès de la présidence de la République et la version publiée dans le Journal Officiel de la République de Tunisie (JORT).
Ci-après les éclaircissements apportés par Ben Sedrine, dans le cadre de l’exercice du droit de réponse :
Le chef du contentieux de l’Etat a porté plainte le 2 février 2021 pour falsification du rapport final de l’IVD en affirmant qu’il y a non conformité entre la version publiée au JORT et celle remise au Président de la République. Que répondez-vous?
Sihem Bensedrine: Par un paradoxe heureux cette polémique lève l’omerta sur le rapport final de l’IVD publié le 26 mars 2019 sur son site et le 24 juin 2020 sur le Journal officiel ; elle interpelle l’opinion et invite les gens à découvrir les révélations sur le système despotique et de corruption qu’il contient.
Dans cette polémique il est reproché trois choses à l’IVD : son rapport final publié au JORT contient des éléments ” contre les intérêts de l’Etat tunisien ” ; Ces éléments ont été ” surajoutés, ultérieurement, de façon frauduleuse ” ; Ces éléments du rapport ont ” servi de base à la condamnation de la Tunisie ” par le CIRDI.
Pour nous membres de l’IVD, il n’existe absolument aucune divergence de contenu. Ceux qui avancent de telles assertions devraient commencer par montrer en quoi la version en cause du rapport final – tel que publiée au JORT – contredit les conclusions auxquelles est parvenue l’instance à l’issue de ses investigations, conclusions dûment validés par son Conseil.
Ces accusations de faux sont d’autant plus ridicules que les travaux de l’instance sur la BFT avaient fait l’objet d’un exposé public lors de la conférence finale le 14 décembre 2018 avec une chronologie détaillée ainsi qu’une présentation Powerpoint publiées sur son site. Cette partie du rapport a bien été validée par le Conseil de l’Instance dans sa session du 27 décembre 2018 comme vérifiable sur le procès verbal de la réunion.
Lors de l’adoption des différents chapitres du rapport, le Conseil s’était donné un délai jusqu’à fin janvier 2019 pour procéder aux corrections nécessaires (consigné dans le PV de la session du 28 décembre 2018). Le rapport final global (de près de 2000 pages hors annexes) a été adopté le 30 décembre 2018; le président de la République nous avait fixé, quelques heures plus tard, un rendez-vous le 31 décembre 2018 pour sa remise officielle. Nous lui avions remis les sept volumes du rapport au jour fixé, sans avoir eu la possibilité d’entreprendre les vérifications d’usage et il en a été informé. Tout le processus a été contrôlé par le Conseil de l’IVD et il n’y a aucune falsification.
Quelle ligne de défense va adopter l’IVD face à ces accusations ?
Il est d’usage que tous les textes officiels subissent avant leur publication une vérification technique de conformité afin d’éliminer les erreurs qui peuvent se glisser lors des diverses manipulations au cours du processus de leur adoption. Cela ne constitue en aucun cas un acte de travestissement du contenu. Ces corrections ont été portées dans le rapport remis au chef du gouvernement.
Le rapport publié est celui qui fait foi, celui remis au président n’est pas opposable aux tiers et n’a aucun effet juridique ou conséquence légale, seulement une valeur symbolique. Le document qui fait foi et qui est opposable aux tiers, c’est celui mis en ligne le 26 mars 2019 et publié le 24 juin 2020 au JORT.
Ainsi, les éléments constitutifs du crime de faux sont totalement, absents. Il n’y a eu aucune intention de modifier la vérité de la part de l’IVD. Le ridicule dans cette cabale, c’est que le Conseil de l’IVD est accusé d’avoir falsifié son propre document !
Mais jusqu’à présent, la justice n’a formulé aucune accusation contre aucun membre de l’IVD. Certains se sont livrés à des procès médiatiques, diligenté par certains mis en examen pour corruption dans les affaires jugées par les chambres spécialisées.
Tous leurs efforts convergent à faire dérailler ce processus et perpétuer l’impunité au moyen d’une nouvelle formule de ” réconciliation ” équivalant à un blanchiment de corrompus.
On reproche à l’IVD d’avoir ” servi les intérêts de certaines parties au détriment des intérêts de l’Etat tunisien dans ce contexte économique difficile ” et qu’elle a recommandé dans son rapport une indemnisation d’un montant de 3000 millions de dinars, alors qu’elle n’a même pas entendu le représentant de l’Etat et s’est limitée au récit de la partie adverse
La prétendue existence d’une ” recommandation de dédommager la partie adverse de l’Etat d’un montant de 3000 millions de dinars ” est fallacieuse. Tout un chacun peut le vérifier; le document est consultable sur le site du JORT. Il y est tout simplement mentionné, à titre informatif, l’impact potentiel du litige : ” Les dommages réclamés par ABCI International ont été estimés à environ 1 milliard de dollars (environ 3 milliards de dinars)”. Le rapport ne comporte aucune recommandation d’indemniser la partie adverse.
L’IVD a transféré à la justice spécialisée l’affaire de la BFT après avoir convoqué le chef du Contentieux de l’Etat à plusieurs reprises mais il a refusé d’y répondre ; ces convocations figurent avec décharges dans le dossier de l’affaire N° 35, relative à la corruption dans le secteur bancaire.
L’IVD a instruit cette affaire dans le cadre de l’investigation sur la corruption et non dans le cadre de l’arbitrage. Elle s’est appuyée sur des documents judiciaires et des documents d’archives plus que probants et n’a pas entendu ” la partie adverse ” qui n’a pas été convoquée parce qu’elle n’est pas concernée par nos enquêtes sur la corruption.
Pour l’IVD, la victime dans cette affaire c’est l’Etat et le peuple tunisien et c’est en ces termes qu’est désignée la victime dans cette affaire. Les actes de l’IVD sont souverains et non susceptibles d’aucun recours. Ils n’ont pas à recevoir l’aval de l’exécutif pour être transférés à la justice.
Une désinformation grossière affirme que le verdict du Tribunal arbitral international a été influencé par le rapport de l’IVD, alors que ce verdict a eu lieu le 17 juillet 2017, au moment où le rapport de l’IVD n’était pas encore rédigé.
Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) avait condamné l’Etat tunisien, pour avoir exproprié l’investisseur ABCI, violé le droit de cet actionnaire devenu majoritaire de la BFT à gérer sa propriété et commis un déni de justice, ce faisant il a fait fi du droit tunisien et du droit international et a manqué à ses obligations de protéger les droits des investisseurs.
Aujourd’hui, les parties en litige sont en train de faire une médiation pour évaluer les préjudices.
Tournant le dos aux intérêts de la Tunisie, certains décideurs au gouvernement et au ministère des Domaines de l’Etat ont privilégié l’option de reconnaître les dettes cumulées des créances carbonisés du clan Ben Ali comme étant une dette publique à faire assumer au contribuable; la logique du déni contestant l’arbitrage international auprès du CIRDI a coûté très cher à l’Etat et risque de conduire à un désastre.
A cet égard, les frais d’avocats en devises équivalent au triple du budget de l’IVD durant les cinq années de son fonctionnement. Le cabinet engagé – suivant une procédure de gré-à -gré – avec ses avocats payés 480 euros l’heure depuis 2008, selon un rapport d’investigation établi par l’Instance de contrôle général des domaines de l’Etat et signé par trois contrôleurs en juin 2013.
L’IVD a choisi de ne pas se rendre complice de faits avérés de corruption, de reconnaître les faits et de dégager la responsabilité de l’Etat dans ces actes, puisque les faits remontent à la dictature de Ben Ali qui en a été le principal bénéficiaire et considéré que la médiation entreprise en 2012, était la plus conforme aux intérêts de l’Etat.
C’est là que se situe le véritable litige avec l’IVD: ils contestent le fond même de nos travaux, en tant que instance indépendante, et la saisine des chambres spécialisées; ils se sont crus autorisés à rejeter, voire annihiler, nos conclusions qui ont mis en lumière les activités criminelles des réseaux impliqués dans cette affaire.
Ces parties puissantes et bien relayées au sein de l’administration, ont tenté de couvrir leurs actes par un prétendu ” service de l’Etat ” et veulent faire assumer à la collectivité les conséquences de leur actes : des pertes de ressources colossales engendrées par ce litige et une atteinte à la réputation de l’Etat accusé de couvrir la corruption, en violation de ses obligations internationales de lutte contre la corruption .
Pourquoi selon vous cette affaire surgit-elle aujourd’hui ?
Le rapport de l’IVD a été publié il y a deux ans et le verdict final du Tribunal arbitral international condamnant la Tunisie a été rendu depuis plus de trois ans et demi. Le seul élément nouveau, c’est l’examen devant les juridictions pénales spécialisées de cette affaire de la BFT N°35 et la comparution à la dernière audience du 8 février 2021, des personnes influentes dans le paysage politique impliquées dans le plus grand scandale de corruption devant ce Tribunal pénal.
En ligne de mire, ce n’est pas tant l’IVD – qui s’est dissoute après avoir achevé son mandat et publié son rapport- mais les chambres spécialisées en justice transitionnelle qu’ils veulent voir disparaître et ne s’en cachent pas.
Le Président de l’ARP, Rached Ghannouchi a confié à l’un des symbole du système dictatorial, Mohamed Ghariani, l’ancien SG du RCD, le soin de concocter un autre projet de loi de soi-disant ” réconciliation “, qui vise à blanchir les corrompus en col blanc, en radiant les chambres spécialisées en justice transitionnelle et ainsi éliminer toute reddition de comptes relative au pillage des fonds public, voilà l’enjeu de toute cette agitation.
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