La décision de la TAV, société turque qui gère les aéroports de Hammamet Enfidha et Monastir Habib Bourguiba, de faire une saisie conservatoire sur les comptes de Tunisair et la saisie conservatoire de la CNSS sur les comptes de Tunisie Catering, filiale du groupe, ont révélé le degré d’irresponsabilité du gouvernement dans la gestion des entreprises publiques, en dépit des crédits colossaux extérieurs contractés depuis 2011 par la Tunisie aux fins de les restructurer et d’améliorer leur rendement.
Abou SARRA
Cette affaire a suscité l’indignation de bailleurs de fonds, d’ONG et d’anciens ministres. Ces derniers ont publié des communiqués et donné des déclarations aux médias pour faire assumer au seul gouvernement la responsabilité du pourrissement de la situation de ces entreprises et de leur incapacité à honorer leurs engagements.
Au niveau national, l’ONG « Marsad Raqaba » (observatoire de contrôle) a publié, le 19 février 2021, un communiqué dans lequel elle déplore la situation catastrophique dans laquelle se trouvent, aujourd’hui, les entreprises publiques, pour la plupart en état de faillite.
L’ONG accuse, en des termes à peine voilés, le gouvernement d’avoir mal utilisé -ou de ne pas avoir utilisé du tout- les crédits obtenus, depuis 2011, par la Tunisie auprès des bailleurs de fonds au titre du « renforcement de la gouvernance des entreprises publiques et d’amélioration de leur rendement ».
Marsad Raqaba, qui révèle avoir fait une étude sur les crédits accordés à ce sujet à la Tunisie, depuis 2011, rappelle que les derniers prêts d’un montant de 2 milliards de dinars ont été accordés, à cette même fin par l’Agence française de développement (AFD) et la Banque de développement allemande (KFW) et adoptés, le 2 février 2021, par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
Beaucoup de crédits et peu de résultats
Pour l’ONG, l’irresponsabilité du gouvernement est perceptible à travers sa tendance à traîner la patte avant de publier les textes d’application obligeant les entreprises et établissements publics à publier dans le JORT, régulièrement et dans les délais réglementaires (chaque année en principe) leurs états financiers et les rapports sur leur rendement.
D’après les résultats de l’étude de l’ONG, seules 5% sur un total de 110 entreprises publiques se sont acquittées de cette tâche en 2019.
Autre défaillance relevée par l’ONG, le retard qu’accuse la publication dans le JORT des critères de choix, d’évaluation et de déposition des membres des conseils d’administration des entreprises publiques. Ces critères, qui devaient entrer en vigueur au début de l’année 2020, ont été reportés, par l’effet du laxisme du gouvernement et de la pression de lobbys, au 31 décembre 2021.
Marsad Raqaba s’est engagée à approfondir ses analyses et à informer, ultérieurement, l’opinion publique de la liste et des entreprises publiques qui ont publié leurs états financiers dans le JORT et de celles qui ne l’ont pas fait.
Toujours au rayon national, Afif Chelbi, ancien ministre et ancien président du Conseil d’analyses économiques dans le gouvernement Chahed, a déploré l’absence de suivi par le gouvernement des accords conclus, ces dernières années, avec la centrale syndicale (UGTT) pour le traitement du dossier des entreprises publiques.
Dans un entretien accordé à un magazine de la place, il s’attarde sur deux conventions. Celle conclue en 2018 avec la centrale syndicale pour le traitement du dossier des entreprises publiques au cas par cas, et l’accord conclu en 2015 pour la libération de plus de 1.200 travailleurs de Tunisair.
L’UGTT ne serait pour rien…
L’ancien ministre s’interroge sur les raisons qui ont empêché le gouvernement d’agir, puisque les deux accords n’ont pas été, jusqu’à ce jour, mis en œuvre.
Tirant les conclusions de ce laxisme, le fondateur du think tank, le Cercle de Kheireddine va jusqu’à blanchir et déresponsabiliser l’UGTT, accusée à tort d’être responsable de la situation des entreprises publiques, et faire assumer la responsabilité de cette mauvaise gouvernance au gouvernement.
«L’enjeu du dossier des entreprises publiques en Tunisie ne réside pas dans leur privatisation comme on cherche à le faire croire, mais dans leur gouvernance», a-t-il dit avant d’ajouter : «les entreprises publiques qui opèrent dans le secteur concurrentiel, soit 292, ont toutes été cédées dans les années 90. Il en reste trois ou quatre. Aujourd’hui, il y a une seule entreprise publique qui serait privatisable et qui pourrait rapporter, en 2021, quelques milliards de dinars, c’est la Régie nationale de tabac (RNTA). A part cette entreprise, toutes les autres entreprises publiques ne peuvent rapporter, chacune, que quelques centaines de millions de dinars».
Les bailleurs de fonds ont compris mais…
Certains bailleurs de fonds sont également mécontents de la mauvaise gestion des crédits accordés pour la restructuration des entreprises publiques, et ce au regard de la modicité des résultats et de l’ampleur du déficit qu’elles traînent (plus de 6 milliards de dinars).
Lors d’un entretien accordé, il y a une année, à un journal électronique de la place, Tony Verheijen, représentant-résident de la Banque mondiale (BM) en Tunisie, avait déclaré que « les gouvernements tunisiens qui se sont succédé depuis 2011 n’ont pas utilisé les fonds mis à leur disposition pour entreprendre les réformes souhaitées dont celle des entreprises publiques.
De ce fait, «… les efforts qui ont été déployés dans les appuis budgétaires pour soutenir la réforme des entreprises publiques n’ont pas réussi et on a aujourd’hui une situation de presque d’échec ».
D’après Tony Verheijen, les talons d’Achille des entreprises publiques tunisiennes et du secteur public (administration) s’articulent autour de la mauvaise gouvernance. Elles n’ont pas d’autonomie, donc elles opèrent sur les instructions du gouvernement, et du non-professionnalisme des membres de leurs conseils d’administration. «Il s’agit des fonctionnaires et non des experts ou des personnalités avec le savoir-faire dans la gestion des grandes entreprises », a-t-il précisé.
Néanmoins, les bailleurs de fonds ont tiré les enseignements de cet échec et vont conditionner dorénavant l’octroi des crédits à l’obligation des résultats et à la réalisation des objectifs pour lesquels ils ont été octroyés.
Antoine Sallé de Chou, chef du bureau de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), a été très clair à ce sujet : «Nous voulons continuer à soutenir la Tunisie via des financements importants mais il faut que l’on voie des progrès sur les engagements en matière d’investissements et de réformes».
Seulement au regard de l’incompétence des gouvernants qui se sont relayés à la tête du pays depuis le soulèvement du 14 janvier 2011, et surtout de l’impunité dont ils jouissent au nom de la légalité des urnes, on voit mal comment la situation des entreprises publiques va s’améliorer.
A bon entendeur.