Quand vous demandez aux 443 ministres qui ont exercé, depuis le soulèvement du 14 janvier 2011, pourquoi ils n’ont rien fait au niveau de leur département pour changer en mieux la situation du pays et le quotidien des Tunisiens, ils vous répondent, en chœur : « nous n’avions pas eu le temps requis pour le faire ».
Abou Sarra
Pour mémoire, parmi les principales réformes attendues par nombre de Tunisiens et qui n’ont pas été initiées par les 10 gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays depuis 2011, figurent le déficit des Caisses de sécurité sociale, la situation catastrophique d’une centaine entreprises publiques et la réforme fiscale.
Il faut en ajouter d’autres : la réforme de la décentralisation, la réforme de la compensation, et surtout l’élaboration d’un nouveau modèle de développement inclusif. Un modèle qui devrait mettre fin, non pas l’économie informelle comme la propagande officielle a cherché à nous le faire croire, des décennies durant, mais l’économie de rente qui verrouille le pays et bloque toute initiative innovante.
Comment manger en période crise
L’enjeu est de taille lorsqu’on sait que, dix ans après le soulèvement de 2011, le pays, par l’effet d’une crise de gouvernance et l’avènement d’une pandémie meurtrière, la Covid-19, est au bord de la faillite et est proche du Club de Paris, pour un éventuel rééchelonnement de sa dette.
Certains observateurs et responsables de think tank se sont penchés sur cette incapacité des gouvernants tunisiens à réaliser ces réformes et à faire preuve d’initiative.
Le diagnostic établi est sans appel : il s’agit de relever, à court terme, le défi de la relance en période chaotique voire catastrophique.
Certains n’ont pas hésité à recommander au gouvernement le recours à la planche à billet, moyennant des garde-fous, un scénario que la Banque centrale de Tunisie (BCT) rejette en raison de ses retombées inflationnistes.
Le scénario le plus cohérent et le plus pragmatique serait, à notre avis, celui recommandé par Afif Chelbi, ancien ministre, membre fondateur du Cercle Kheireddine et ancien président du Conseil d’analyses économiques dans le gouvernement de Youssef Chahed. Il mérite qu’on s’y attarde.
Les solutions d’Afif Chelbi
Dans plusieurs articles publiés dans différents médias tunisiens, Afif Chelbi, qui a animé plusieurs études prospectives, propose une stratégie en trois points pour contenir l’hémorragie.
Il s’agit d’accélérer la vaccination de la population dans les plus brefs délais, de faire accéder les PME à des financements bonifiés et à relancer la croissance par une dynamisation structurée des secteurs.
Afif Chelbi considère qu’« il n’y a pas, en ce moment, un investissement public plus rentable que la vaccination », relevant que « tout retard pris dans la campagne de vaccination en Tunisie aura, outre les conséquences humaines et sanitaires dramatiques, des conséquences économiques gravissimes ».
Parmi les secteurs qui peuvent souffrir de ce retard, il évoque le tourisme, dans la mesure où des destinations concurrentes comme la Grèce, l’Egypte, le Maroc… qui ont commencé très tôt leur campagne de vaccination, peuvent faire le plein de touristes au détriment de la destination Tunisie qui traîne encore la patte pour vacciner sa population. C’est ce qu’il appelle le “tourisme de vaccination“.
A propos de la problématique de financement de l’achat du vaccin, il estime que « s’il y a un domaine où un financement direct du budget de l’Etat par la BCT s’impose c’est bien celui-là ».
La deuxième composante de cette stratégie est d’ordre monétaire et concerne la possibilité pour les PME et les TRE du pays (700 000 selon l’IACE) d’accéder à des financements coachés.
Selon Afif Chelbi, les bailleurs de fonds représentés en Tunisie seraient prêts à mettre à la disposition de la Tunisie des lignes de crédit d’un montant global variant entre 3 à 5 milliards de dinars à taux bonifiés dédiés aux PME et TRE.
Dans une interview accordée à un hebdomadaire de la place, il s’est même étonné que le gouvernement et la BCT n’aient pas annoncé, jusqu’ici, cette bonne nouvelle.
Il pense également que la Tunisie peut obtenir, même en cette période chaotique, des aides significatives des bailleurs de fonds pour peu que son gouvernement propose, dans les meilleurs délais, un business plan crédible comportant non seulement des engagements mais surtout des mesures concrètes.
Le troisième point de cette stratégie porte sur la relance, en urgence, de la croissance à travers l’activation d’une dizaine de pactes de partenariat et de compétitivité économique et d’équité sociale sectoriels sur lesquels il avait travaillé lorsqu’il était à la tête du Conseil d’analyses économiques.
Ces pactes sont « centrés sur les secteurs productifs, et 14 pactes de filières associés : (composants automobiles, composants aéronautiques, TIC, textile, industrie pharmaceutique, huile d’olives, dattes, BTP, logistique, environnement, énergies renouvelables,…) ».
On y trouve également un pacte contre la pauvreté et la précarité, un pacte pour la restructuration des entreprises publiques, un pacte pour la maîtrise des grands équilibres macroéconomiques…
Pour Afif Chelbi, l’ultime objectif de ces pactes est de protéger le secteur productif et les entreprises qui seraient les seules entités à créer emplois, valeurs et richesses dans le pays.
L’enjeu est de taille, d’après lui. Car si la Tunisie perd aujourd’hui son tissu productif, il lui faut trois à quatre générations pour le reconstruire.