Dix années après la révolution, la Tunisie est bloquée, elle est dans l’impasse. Une alternative pour le pays est de continuer à sombrer dans le « grand désespoir », en refusant de reconnaître que le système politique et la gestion économique et sociale ont échoué.
Dans ce cas, on continue avec les mêmes pratiques, on insiste à maintenir le système dans sa «légalité» et sa «formalité» en même temps que son incapacité à relever les défis énormes auxquels fait face le pays.
On peut continuer à soutenir que c’est inévitable et que tout processus de transition démocratique est difficile et coûteux. Ce qui laissera planer les risques d’un saut vers l’inconnu, probablement dans la violence et le désordre.
La Tunisie continuera à être embourbée dans ses contradictions, avant de pouvoir rebondir un jour et retrouver le chemin de l’espoir. C’est un choix irresponsable et hasardeux.
Une autre voie reste possible, celle d’œuvrer maintenant pour faire renaître l’espoir, de travailler pour le dépassement de cette impasse en respectant l’ordre formel, mais en le complétant, et en évitant de basculer dans la violence. Cette voie est étroite, difficile à naviguer, mais elle reste possible.
Le Dialogue national de 2013 a permis de réaliser une partie de cette tâche, de finaliser la Constitution et d’organiser les élections de 2014. Mais ce résultat était très imparfait, avec plusieurs lacunes, ambiguïtés, et même des embûches, et n’a pas résolu des problèmes de fond quant au climat politique général et aux enjeux économiques et sociaux. Ces problèmes sont restés en suspens, se sont même aggravés, se posent avec acuité aujourd’hui et ont conduit au « désespoir » des Tunisiens.
Depuis des mois, les appels à un «dialogue national» se multiplient, et il existe presque une unanimité sur sa nécessité comme un moyen de sortie de crise.
Nous estimons que le concept «d’assises» est plus approprié que celui de «dialogue national» pour un tel enjeu. Il ne s’agit pas de simplement dialoguer et arriver à un consensus sur une ou deux questions.
Il s’agit de traiter d’un grand nombre de questions de manière approfondie et d’aboutir à des conclusions concrètes. De nouvelles « assises pour le progrès et la démocratie » sont nécessaires pour parvenir à un consensus sur les questions fondamentales du « vivre-ensemble » en Tunisie, et baliser une voie de sortie de l’impasse.
Ce qui a été moins précisé et développé, ce sont les conditions nécessaires pour le succès d’une initiative aussi critique pour le pays. D’ailleurs l’idée a du mal à se concrétiser !
Les difficultés concernent la détermination de la partie organisatrice, les participants, le contenu des questions à débattre et le déroulement des assises. Il est nécessaire d’établir une feuille de route pour organiser et réussir une telle entreprise.
Une première difficulté concerne la partie qui est appelée à parrainer et organiser les « assises ». Les institutions officielles, comme le gouvernement ou le Parlement, semblent avoir perdu la légitimité et la crédibilité pour le faire, car elles sont partie prenante de l’impasse.
De même la Présidence de la République, qui serait en principe le plus à même de le faire, semble être devenue partie du problème plutôt que de la solution, ayant son propre agenda et démontrant une incapacité à rassembler et guider des actions aussi sensibles.
Est-ce-que la « société civile », avec ses organisations nationales et autres associations et personnalités, pourrait le faire ? C’est la seule option qui est encore possible, mais il reste à trouver les parties crédibles et ayant un pouvoir de rassemblement!
C’est la société civile qui doit initier ce processus, qui ne peut démarrer qu’avec la désignation d’un «groupe de pilotage» restreint, neutre et crédible pour le conduire.
La seconde difficulté est de savoir s’il est possible de réunir autour d’une seule table des adversaires politiques aussi farouches, et d’arriver à les mettre d’accord sur une feuille de route pour sortir de l’impasse. Les questions posées et les enjeux sont sensibles et vitaux. Les sacrifices et compromis nécessaires sont douloureux pour tout le monde mais nécessaires pour un avenir paisible et prospère pour le pays.
Le succès «des assises» dépend autant de son contenu et ses participants que des méthodes et mécanismes utilisés pour leur réalisation. Afin de dépasser ces difficultés et de maximiser les chances de réussite, il est souhaitable, et même nécessaire, de procéder en deux étapes.
Première étape : les «pré-assises»
D’une durée limitée de deux ou trois jours, la phase des «pré-assises» peut avoir une participation large et relativement ouverte, et constituer une préparation cruciale à la tenue des «assises».
Mais, une préparation technique minutieuse doit précéder les «pré-assises», pour préciser les questions, proposer les options et produire les documents. Cette préparation technique devant être réalisée par des experts dans les domaines en question, sous le contrôle du «groupe de pilotage». Elle pourrait nécessiter plusieurs semaines de travail.
Les «pré-assises» doivent déboucher sur la définition d’un ordre du jour des assises, des critères de choix des participants, des règles de fonctionnement et des modalités de décision.
1. Définir l’ordre du jour des «assises» : les «assises» doivent traiter de l’ensemble des questions politiques, économiques et sociales. Le temps du traitement séparé de ces questions est passé, et leur interdépendance est devenue incontournable. Il n’est plus possible de traiter des questions politiques sans celles économiques et sociales comme par le passé, ni de traiter ces dernières sans les questions politiques comme certains le suggèrent aujourd’hui.
Les «assises du progrès et de la démocratie» doivent traiter de la question fondamentale du respect des bases du « consensus de la Constitution de 2014 » sur la nature civile de l’Etat, du respect des libertés individuelles dont surtout celles des femmes, et de la société d’ouverture et de tolérance.
Les ambiguïtés doivent être levées et les modalités du respect de ce consensus sur le modèle de société doivent être explicitées. Elles doivent ensuite traiter des questions relatives au système politique, y compris la réforme de la Constitution et des lois régissant l’activité politique (dont surtout la loi électorale et le financement des partis et des élections), de la question de la violence en politique, ou de la nature civile de l’Etat et de l’indépendance des structures étatiques essentielles comme la justice, la sécurité ou l’administration.
La démocratie n’est pas une suite d’élections formelles. C’est un système de gouvernance qui permet une concurrence équitable pour accéder au pouvoir avec l’égalité des chances sans interférence et utilisation abusive des corps de l’Etat et sans influence indue des intérêts spécifiques et particuliers, et dans le respect des libertés fondamentales, y compris celle des minorités.
Les assises doivent aussi traiter des choix fondamentaux en matière économique et sociale. Ces questions ont été évacuées lors de l’élaboration de la Constitution et lors du Dialogue national de 2013. Mais elles s’imposent aujourd’hui avec force afin de permettre une sortie de la profonde crise économique et sociale. La situation est devenue beaucoup plus difficile et complexe.
Les impératifs sont de rétablir la confiance, d’ouvrir les horizons, de rétablir les équilibres et de remettre le pays au travail. L’absence d’une vision et de perspectives sur les grandes orientations du pays sont un handicap majeur à toute reprise de l’investissement et au développement économique.
La résolution de la crise politique et les réformes nécessaires sont la clé de ce processus, mais plusieurs paramètres et orientations dans le domaine économique et social doivent faire l’objet d’un débat et de choix. Il n’est pas demandé, ni possible, de sortir avec des programmes et politiques économiques et sociaux détaillés.
Pour les «assises», il est juste nécessaire de définir les grands choix et les grandes orientations, concernant les questions fondamentales suivantes:
(i) le redressement des finances publiques, qui est devenu une priorité absolue, avec la question des déficits et de l’endettement public,
(ii) les moyens de réaliser la promotion de la justice sociale, dont la fiscalité, les subventions, les salaires, le développement régional, et la protection sociale (couverture, financement et modalités),
(iii) les rôles et les responsabilités de l’Etat et des entreprises publiques, dont leur rôle comme employeurs de dernier ressort, l’étendue et les limites de leur intervention, le poids de la fonction publique,
(iv) le rôle et les responsabilités du secteur privé, de l’économie de marché et de la concurrence, la maîtrise du secteur informel et de l’économie parallèle, et
(v) la lutte contre la corruption, et contre les rentes et privilèges. Une fois ces paramètres définis, la compétition politique s’engagera pour élaborer les programmes, et choisir les politiques et actions spécifiques permettant d’atteindre les objectifs ultimes de création, de redistribution des richesses et d’assurer le bien-être de la population.
Ce serait une erreur d’avoir comme objectif pour ces «assises» de se mettre d’accord sur un programme de gouvernement. Mais si les «assises» adoptent, par exemple, une option de mise en place «d’un gouvernement de transition», la définition d’un programme de ce gouvernement devrait se faire par la suite à la lumière des grandes orientations et choix définis par les «assises». Ce nouveau gouvernement devrait être le principal architecte d’un tel programme, et non pas un exécutant qui doit simplement exécuter ce qui aurait été décidé sans sa participation.
2. Adopter les critères de choix des participants aux «assises» : le choix des participants doit se faire en fonction de leur représentativité et de leur capacité à contribuer à un consensus, et éviter que la participation ne soit un moyen de faire échouer le processus.
Pour cela :
(i) le nombre et la qualité des participants doivent assurer une représentativité d’un vaste spectre de citoyens appartenant aux partis politiques, aux organisations nationales et professionnelles et à la société civile, et
(ii) les participants doivent partager un minimum de valeurs du vivre-ensemble, s’engager à respecter ces valeurs et œuvrer pour faire réussir le dialogue national et sauver le pays. Ceux qui refusent d’adhérer formellement à ces valeurs, à ces critères et aux modalités de fonctionnement s’excluent eux-mêmes du processus.
3. Préciser les règles de fonctionnement des «assises»: ces règles doivent être agréées à l’avance, pour éviter les dérapages, et conduire au succès. Elles concernent le fonctionnement des réunions plénières, des travaux en commissions, l’implication des experts, etc.
4. Parmi les règles à préciser, celles relatives à la durée des rencontres et aux méthodes à utiliser pour « arriver» à des décisions consensuelles.
Deuxième étape : les «assises »
Les «assises» seraient tenues selon les modalités convenues par les «pré-assises». Le nombre de participants doit être plus restreint que lors des «pré-assises», ne devant pas dépasser la centaine. Ne peuvent y participer que ceux qui acceptent les conditions et les règles définies pendant la première étape.
La durée des assises est déterminée à l’avance et ne devrait pas dépasser une semaine. Les questions à débattre, les choix à envisager et les méthodes de décision étant convenus, les «assises» seraient à même d’avancer dans les travaux et arriver à des consensus. Elles doivent déboucher sur une feuille de route claire et pratique pour une sortie de crise.
Comme pour les «pré-assises», une préparation technique minutieuse doit précéder les «assises». Elle serait réalisée par des experts dans les diverses questions à l’ordre du jour. Des documents sont préparés, des éléments d’analyse et de décision seront fournis.
Le processus proposé est complexe et long, les conditions avancées sont difficiles à réunir, et s’assurer qu’elles le soient risque de demander du temps et le retarder. Il s’agit surtout de dépasser le narcissisme et l’égoïsme des uns et des autres, d’abandonner l’attitude d’acharnement à «accaparer» le pouvoir et de s’y maintenir quel que soit le coût, et de réaliser que le salut ne peut venir que par des concessions douloureuses de la part de tous.
Le dépassement des intérêts particuliers et immédiats doit constituer une motivation centrale, et le partage des sacrifices une règle acceptée par tous.
La non-réalisation de ces conditions risque de compromettre l’organisation des «assises» et surtout leur succès si jamais elles sont tenues. «Des assises » mal préparées, précipitées et mal gérées risquent de détruire la dernière chance de sortie de l’impasse où nous sommes, dans un cadre pacifique, respectant l’ordre juridique et en limitant les dégâts. Mais il n’y a pas d’autre choix que de réussir.
Ce sera dans la douleur, et il y va de la stabilité et de la survie d’une nation.
Mustapha Kamel Nabli