Leila Farah Mokaddem, nouvelle directrice générale à la BAD, pour l’Afrique australe, est une compétence tunisienne, pur produit de l’IHEC de Carthage, qui se distingue à l’étranger.
Dans une interview avec l’agence TAP, elle identifie les pistes qui pourraient sortir le pays de sa crise, invite les femmes à avoir davantage confiance en elles et appelle l’Etat tunisien à mieux appuyer ses compétences à l’étranger.
Pouvez-vous nous parler de vos études, de vos diplômes et de votre cursus professionnel? De votre situation familiale, aussi ?
Je suis titulaire d’un diplôme de hautes études commerciales et d’un troisième cycle en politiques de commerce extérieur. J’ai 33 ans d’expérience professionnelle dont plus de 25, dans des instances internationales. Je suis un pur produit de l’éducation publique nationale, qui a formé plusieurs générations à l’excellence.
Je suis mère de deux jeunes filles qui ont fait leur chemin et j’ai bien veillé à ce qu’elles aient des valeurs comme celles du travail et de l’indépendance financière et économique de la femme.
Quelle est votre mission en tant que directrice générale de la BAD pour l’Afrique australe ?
La Banque africaine de Développement a pour objectif premier, de faire reculer la pauvreté dans les pays africains et de contribuer au développement économique et durable et au progrès social. La vision de la BAD est déclinée autour de cinq priorités, à savoir nourrir l’Afrique, industrialiser l’Afrique, éclairer l’Afrique, intégrer l’Afrique et améliorer la qualité de vie des africains.
Pour mettre en œuvre cette stratégie, la banque qui est un bailleur de fonds multilatéral, déploie ses moyens financiers pour les consacrer aux investissements publics et privés dans tous les pays africains. Ma mission consiste à gérer le hub Afrique Australe qui couvre 13 pays.
Concrètement, je pilote les opérations de la Banque dans ces pays, en appuyant le développement économique et social et en accompagnant les réformes de leurs politiques économiques et sectorielles, y compris dans des domaines clés comme ceux relatifs aux énergies renouvelables, aux changements climatiques, à l’industrialisation, à l’agriculture intelligente et à l’emploi des jeunes.
Pour ce faire, je dois veiller à articuler les stratégies de partenariat de la BAD, avec les pays de la région Afrique australe, selon les besoins de chaque pays.
Que préconisez-vous pour sortir la Tunisie de la crise économique dans laquelle elle se débat ?
Sans prétendre avoir la solution miracle, je pense que la Tunisie devra nécessairement et urgemment, adopter les réformes clés qui ont été longuement attendues et trop retardées. Ces réformes devraient aboutir à l’amélioration de la gestion des finances publiques, de manière à stabiliser les indicateurs macroéconomiques et à rendre plus efficaces les politiques sectorielles, en libérant le potentiel des secteurs clés.
Parmi les réformes indispensables, je citerais la réforme du secteur financier, la numérisation des services, le renforcement du partenariat public-privé (PPP), notamment dans le domaine des infrastructures, afin de donner à l’Etat, une marge suffisante pour les interventions sociales nécessaires et la réforme des établissements publics et des entreprises publiques dont beaucoup ont été des fleurons de l’économie nationale.
Ensuite, je pense qu’il ne faut pas oublier que l’émergence économique de la Tunisie, s’est faite par le secteur privé, lequel est en train de s’essouffler, faute d’incitations et de l’appui nécessaire, qui lui permettraient d’élargir ses horizons, notamment vers le marché africain, qui regorge d’opportunités.
Contrairement à la Tunisie, d’autres pays frères ont saisi l’opportunité que représente le continent. Ils y sont très présents et très agressifs, en matière d’investissement et de partenariat.
Il faut libérer le potentiel de notre secteur privé qui est le premier pourvoyeur d’emplois pour les jeunes, en levant tous les obstacles à son développement et en révisant les textes et les codes obsolètes.
Il est aussi, impératif de créer une plateforme d’échange et de partenariat entre le public et le privé, pour ne pas perdre ce que nous avons déjà gagné durant les décennies précédentes.
Si nous ne voulons pas rater le coche pour la prochaine décennie et pour les jeunes générations, la Tunisie devra nécessairement, réformer son système éducatif.
L’éducation nationale doit retrouver son lustre d’antan et son véritable rôle d’ascenseur social. Et en réformant le système d’éducation nationale, il faut veiller à y introduire les notions de nouveaux métiers, d’innovation, d’intelligence artificielle et à appuyer la recherche et développement dans les domaines innovants.
Vous avez évoqué l’impératif de réformer les politiques sectorielles. Quels sont les secteurs à favoriser en Tunisie pour espérer un développement économique plus soutenu ?
Il y a bien sûr les secteurs traditionnels dans lesquels la Tunisie dispose d’avantages comparatifs (tourisme, industrie, agriculture…), qu’il va falloir redynamiser, en levant les obstacles actuels à leur développement.
Il y a aussi, le secteur des services qui évolue à une vitesse incroyable de par le monde. Pour rester dans la course, la Tunisie ne doit pas rater la quatrième révolution industrielle et saisir la forte demande sur les services à l’échelle internationale, en donnant à son secteur des services, les moyens et la possibilité d’exporter vers tous les pays du monde et notamment vers l’Afrique qui est un marché très demandeur en la matière.
La Tunisie pourrait être, aussi, compétitive dans les industries agroalimentaires, en focalisant sur les produits très porteurs, tels que les produits bio ou les huiles essentielles, par exemple. Il faut aussi, penser à donner aux produits destinés à l’exportation, toute la valeur ajoutée qui leur permettra un meilleur positionnement sur les marchés extérieurs.
Elle pourrait par ailleurs, compter sur les grands secteurs industriels, tels que la mécanique électrique, les industries pharmaceutiques et pourquoi pas l’aéronautique…Je dirais que le pays dispose de tous les atouts nécessaires pour réussir, à savoir les capacités humaines, les infrastructures, les possibilités qu’offrent les énergies renouvelables, le positionnement géographique. Il faut juste qu’il réussisse à sortir de son immobilisme et à instaurer une dynamique de réformes structurelles pour attirer les investisseurs aussi bien nationaux qu’étrangers.
La diplomatie économique nationale est-elle capable de servir toutes ces ambitions ?
J’ai vécu dans beaucoup de pays notamment en Afrique et je n’ai personnellement jamais vu de délégations d’hommes d’affaires tunisiens arriver dans ces pays, avec une haute représentation de l’Etat. Ce n’est en tout cas pas une démarche fréquente, contrairement à d’autres pays frères dont les délégations économiques sont souvent accompagnées, de responsables de très haut niveau, qui viennent spécialement discuter avec leurs homologues dans les pays visités, des opportunités de partenariat et d’affaires.
La diplomatie économique ne s’improvise pas, mais s’apprend et se cultive. Il faut prévoir des formations en diplomatie économique pour les responsables dont la charge est de représenter le pays à l’extérieur. Durant mon passage en Egypte en tant que cheffe du Bureau de la BAD, j’ai eu la chance de mobiliser des financements pour ce genre de formation à des responsables égyptiens et africains et je sais que c’est très important.
Que pensez-vous de la place qu’occupent les femmes dans les instances internationales, par lesquelles vous êtes passée ?
Commençons par la Tunisie où la question ne devrait plus se poser en 2021, mais si on se la pose encore, c’est tout simplement parce que les femmes restent sous-représentées dans les hautes fonctions. Quand on regarde le paysage général, on ne voit pas beaucoup de femmes à de hauts niveaux de direction. Si on prend l’exemple du secteur financier, les femmes sont sous-représentées, à presque tous les niveaux, des déposants aux emprunteurs, en passant par les membres des conseils d’administration des banques.
Honnêtement, je ne pense pas qu’il s’agit uniquement, d’une question de réticences, mais d’un comportement social qui peine à changer. D’abord, la femme doit prouver doublement ou triplement, sa compétence par rapport à l’homme, pour être remarquée et sélectionnée.
Ensuite, cette même femme pense encore, qu’elle ne peut postuler à une haute fonction que si elle répond à 200% aux critères du poste, alors que pour un poste pareil, un homme postule même s’il ne répond qu’à 40 à 50%, des critères demandés.
Il faut donc, que les femmes aient plus confiance en elles et qu’elles prennent le risque. Je vous assure que le résultat, sera étonnant.
S’agissant des instances internationales, notamment les banques multilatérales comme la BAD, il y a clairement, un parti pris pour l’égalité des genres, en encourageant les femmes à postuler aux postes de haute direction.
Au sein de la BAD, les récentes nominations consacrent la volonté de faire valoir le principe d’égalité des genres, mais ce principe est aussi, en train d’être favorisé dans les autres hautes institutions internationales, à l’instar du FMI ou de l’OMC.. qui ont à leur tête des femmes et qui nomment de plus en plus de femmes, dans leurs représentations régionales. Et n’en déplaise aux hommes, la différence est bien là en termes de résultats et de prise de décision, qui gagne beaucoup en qualité.
Votre mot de la fin ?
Je dirais que la Tunisie n’encourage pas et n’aide pas ses compétences à l’étranger, à accéder à des postes de haut niveau, dans les grandes institutions, contrairement à d’autres pays frères et amis qui mobilisent toutes leurs forces, pour bien placer leurs ressortissants.
Le pays perd des occasions énormes pour être très bien représenté dans de très grandes institutions, parce que personne n’est là pour appuyer le dossier d’une compétence nationale qui se porte candidate à un haut poste.
Trop souvent, on demande une lettre d’appui et personne n’est là pour l’envoyer, alors qu’on ne devrait même pas demander.
La Tunisie regorge de compétences à l’étranger, je lance un appel pour qu’elle les appuie et les soutienne, car ce sont les meilleurs ambassadeurs du pays à l’étranger.